En 2005, Philippe Cohen, rédacteur en chef à Marianne, et Luc Richard, écrivain, avaient publié un livre intitulé : La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? Cinq ans après, il faut constater que la stratégie chinoise nous met en danger – et non pas le peuple chinois qui est dans sa grande majorité victime de dictateurs sans scrupules. Dans leur nouveau livre, Le vampire du milieu, les deux mêmes auteurs exposent les ressorts de la puissance chinoise, que favorise l’ultralibéralisme et les complaisances de nos propres oligarques.

Royaliste : Pourquoi avez-vous publié avec Luc Richard un deuxième livre sur la Chine ?

Philippe Cohen : Je ne suis ni un sinologue ni un spécialiste de la Chine. Mais Luc Richard parle le mandarin et a vécu de nombreuses années en Chine en parcourant le pays dans tous les sens sans se cantonner à Pékin ou Shenzhen, comme font beaucoup de journalistes. Notre premier livre qui s’intitulait La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? correspondait à notre conception du métier de journaliste : nous vivons dans une époque où l’information est inflationniste, envahissante ; notre job consiste avant tout à décrypter des récits contemporains, souvent homogènes, ce qui témoigne de leur dimension mystificatrice.

Par exemple, nous avons vu apparaître il y a une dizaine d’années un discours tout à fait nouveau sur la Chine qui, souvenez-vous, était d’ordinaire présentée comme un pays arriéré et totalitaire. Alors que ces caractéristiques essentielles de la Chine n’avaient pas changé, on s’est mis à gommer les aspects détestables et à nous présenter la Chine sous un jour très positif : « la Chine, disait-on, s’ouvre à l’économie de marché, c’est un formidable réservoir de croissance, elle va sauver le monde occidental car elle va stimuler la croissance du monde : un milliard de consommateurs vont constituer un immense marché auxquels nous allons vendre toutes sortes de choses. »

Royaliste : Votre premier livre allait donc à contre-courant…

Philippe Cohen : Oui. Nous avons été bien accueillis par le public mais la presse s’est déchaînée : on a dit que nous étions des ignares, on nous a accusés de ne pas comprendre l’âme chinoise (c’est ce qu’on avait dit à Simon Leys), on nous a expliqué que la Chine, ayant mis un pied dans l’économie de marché, deviendrait inévitablement une démocratie (c’était la thèse de Tony Blair et de Bill Clinton). On nous a aussi expliqué que la Chine était une économie en transition qui allait connaître une augmentation des salaires grâce aux mécanismes du marché selon un processus identique à celui qui avait caractérisé le Japon et la Corée du Sud.

Nous avions répliqué que l’immense réservoir chinois de main d’œuvre empêcherait la hausse des salaires et que les entreprises occidentales qui investissent en Chine ne le faisaient pas pour répondre à la demande intérieure chinoise mais pour exporter leur production vers l’Occident. Nous démontrions que la Chine était en train d’aspirer le travail industriel du monde entier. Le débat était donc centré sur la Chine dans la Chine : c’était une analyse du fonctionnement interne du pays et de ses répercussions mondiales.

Notre deuxième livre est né d’un nouveau constat : depuis quelques années, la Chine est sortie de la Chine : elle a une diplomatie, elle est la deuxième puissance économique du monde, elle est donc confrontée aux autres grandes puissances et elle a noué des relations d’une grande intensité avec de nombreux pays.

Royaliste : Comment analysez-vous ces nouvelles données ?

Philippe Cohen : Premier élément : le socle de la puissance chinoise repose d’abord sur le faible coût de sa main d’œuvre. Très régulièrement, des articles et des reportages nous affirment que les salaires chinois augmentent. C’est une illusion ! Il n’y a pas de droit social en Chine donc on peut vous raconter que le salaire minimum augmente mais il n’y a personne qui soit en mesure de veiller à ce que cette augmentation soit effective. Il suffit que le patron soit en bons termes avec le Parti pour qu’on le laisse faire travailler ses ouvriers douze heures par jour. Foxconn, dont on a beaucoup parlé voici quelques mois, a annoncé que les salaires avaient augmenté mais en même temps ses dirigeants ont délocalisé leurs activités dans le centre de la Chine où les salaires sont bas.

Luc Richard a beaucoup travaillé sur ces questions car il est très difficile de savoir ce qui se passe parce que le pays est immense, le décalage entre les textes officiels et la réalité est considérable et il n’y a pas de syndicats. Dès lors, pas d’autre méthode que de prendre la route pour rencontrer ceux qui travaillent en usine dans différentes activités et dans de nombreuses régions. Résultat : les salaires n’ont pas bougé depuis 1990 (soit une moyenne de 100 euros par mois) ce qui a été récemment confirmé par les travaux d’un chercheur belge, Éric Florence que j’ai récemment rencontré à Liège. Ce bas coût du travail s’ajoute à la faiblesse de la monnaie chinoise, qui est le deuxième socle de la puissance du pays : les autorités chinoises manipulent la monnaie pour avoir un yuan très faible qui donne à leurs produits une compétitivité maximale.

À partir de ces deux socles, les Chinois ont su attirer les grandes et les moyennes entreprises : il est acquis en Occident qu’il faut travailler en Chine pour faire le maximum de profit. La Chine continue donc à aspirer le travail du monde entier et, parallèlement, elle monte en gamme : les États-Unis ont décidé de s’équiper en trains chinois ; la Chine va fabriquer ses propres centrales nucléaires au détriment d’Areva. Il y a aussi toute une politique du renseignement qui vise les technologies nouvelles et qui mobilise tous les Chinois qui sont sur le sol français : une fiche technique émanant du Parti communiste explique comment un ressortissant chinois peut aider son pays en lui envoyant des informations. L’ambassade de Chine a elle aussi des moyens de pression énormes : des milliers de Chinois ont manifesté en France contre le régime pour le 1er anniversaire de Tien An Men. Vingt ans après, cette commémoration a rassemblé 300 personnes.

Royaliste : Quelle est la cohérence de la diplomatie chinoise ?

Philippe Cohen : La Chine construit une diplomatie mondiale dont on a du mal à discerner la cohérence : les autres grandes puissances attendent un discours sur le monde, sur la crise… En fait, la Chine n’a rien à dire au monde : son seul discours, c’est China first !

La diplomatie chinoise est avant tout mercantile avec plusieurs priorités. Il s’agit d’abord de fournir les ressources nécessaires à la croissance chinoise. Les dirigeants chinois ne croient plus au socialisme mais ils veulent garder le pouvoir : il leur faut une croissance de 10 à 12 % pour maintenir le contrat social. À court terme, il faut que les masses chinoises puissent espérer rejoindre la classe moyenne ; à long terme, il faut pouvoir assumer le problème démographique créé par la politique de l’enfant unique (trop peu de travailleurs pour beaucoup de retraités) et c’est pour cela que la Chine accumule des réserves.

Ainsi, les Chinois ont développé toute une diplomatie autour du pétrole. Comme souvent, elle s’est appuyée sur les maillons faibles : les États rejetés par la communauté internationale (le Soudan notamment) sont bien sûr sensibles aux propositions que leur fait une grande puissance. De même en Europe, ils arrivent par la Grèce et par l’Irlande, dont la situation économique et financière est critique. Ils ont aussi un discours à l’égard des pays africains : les Chinois tiennent un discours anti-impérialiste et ils exaltent la solidarité des pays pauvres, parmi lesquels ils se comptent, et jurent qu’ils ne donneront pas, à la différence des Occidentaux, des leçons de démocratie. Sur ce dernier point, on peut les croire sur parole !

Les Chinois achètent du pétrole, de l’acier, des métaux précieux, des terres agricoles. Ceci a des répercussions militaires : la priorité est donnée à la marine de guerre chinoise pour protéger les voies d’acheminement des ressources dont le pays a besoin.

Par ailleurs, la Chine refuse de prendre ses responsabilités en matière d’environnement comme nous l’avons vu à Kyoto et elle refusera de réévaluer sa monnaie tant qu’elle n’y sera pas contrainte par un rapport de forces qui lui serait défavorable.

Les seuls objectifs politiques chinois sont continentaux : la Chine veut devenir la première puissance asiatique et elle est en situation d’affrontement avec le Japon – ce qui est particulièrement net sur le plan monétaire. La Chine a des politiques très inquiétantes vis-à-vis de petits pays asiatiques : Hong-Kong et Taïwan. L’emprise économique chinoise est très forte à Taïwan et les dirigeants du pays sont très inquiets car ils ne comptent plus sur la protection américaine.

Royaliste : Peut-on vous considérer comme les chefs de file d’un clan antichinois ?

Philippe Cohen : Nous ne sommes pas les ennemis du peuple chinois, bien au contraire ! Il est évident que le peuple chinois est très travailleur mais cette qualité est utilisée de manière impitoyable par les dirigeants du pays. En 1989, ils ont abandonné la politique de développement interne menée pendant les dix années précédentes au profit d’une nouvelle ligne qui consiste à tout miser sur l’exportation, à sacrifier les petits entrepreneurs locaux afin d’éviter la constitution de classes moyennes qui sont toujours facteurs de révolution.

Mais aujourd’hui, le principal atout de la Chine, c’est la faiblesse des occidentaux. Les élites n’ont pas compris que la crise est le résultat du libre-échange et de la substitution du crédit à la croissance. Elles ne veulent pas entendre parler de relocalisations et de hausse des salaires pour relancer la demande intérieure : pour ces élites, la solution à la crise se trouve en Chine et elles répètent que la croissance chinoise va tirer les exportations américaines et européennes.

Plus inquiétant, il existe aussi un discours sous-jacent consistant à valoriser l’efficacité chinoise née de l’absence de démocratie dans le pays : quand ils font un plan de relance, ça marche tout de suite alors qu’en Europe il faut discuter au Parlement et avec les syndicats. Les élites envient le modèle chinois parce qu’il n’est pas pénalisé par les pesanteurs de la démocratie ! C’est ce que nous appelons le baiser du vampire : il y a vingt ans, on nous disait que l’ouverture économique de la Chine la conduirait à la démocratie, or les Chinois sont en train de convaincre les élites occidentales que la dictature est plus efficace que la démocratie.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 979 de « Royaliste » – 22 novembre 2010.

Philippe Cohen & Luc Richard, Le Vampire du Milieu, Comment la Chine nous dicte sa loi, Essai, Mille et une nuits.

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