Ce qui fait exception, dans le monde tel qu’il va, ce n’est pas la France elle-même, mais le couple qui détient le pouvoir exécutif sans l’exercer.
Jacques Chirac, Lionel Jospin. Quel décalage entre l’histoire qui se fait et ces deux gestionnaires ballottés par les sondages et empêtrés dans des affaires de cagnotte, de cassette perdue, de corbeaux, de maîtres-chanteurs.
Car l’histoire continue, lourde de contradictions et toujours ensanglantée par cent tragédies. Elle continue dans les Balkans, au Proche Orient, aux Amériques et en Russie. Elle marque profondément l’évolution de l’Allemagne, de la Belgique et de bien d’autres pays, alors que le nôtre reste à l’écart de son mouvement. C’est pitié que de voir, au retour de leurs longues vacances, ce grand gaillard victime d’un « problème de poids » et ce maître d’école appliqué, mais jamais « concerné » par ce qui fâche (un ami qui tombe, de vilains dossiers qui s’entassent), se complaire dans la conciergerie diplomatique et dans le sermonnage international. On ouvre la porte à Madeleine Albright, on tance Ehud Barak, on donne aux Serbes des leçons de maintien. Qui ne voit que, s’agitant ainsi, on ne fait rien ? A la Cacanie bruxelloise (1), les bureaucrates de l’Elysée-Matignon ajoutent l’enflure des mots assemblés par les charlatans de la « communication ».
Cette inertie a ses théoriciens. Les contradictions héritées du passé nous accablent ? Le Marché est sans mémoire. L’histoire est tragique ? S’en tenir à l’écart nous évitera les convulsions sanglantes. Les hommes ne cessent de se battre pour des territoires sacralisés et pour des lieux saints ? C’est bien la preuve qu’il faut désymboliser et déterritorialiser (2)! Les idéologies politiques et religieuses ont engendré des régimes de terreur ? Il suffit de noyer les idées dans le pragmatisme pour que les choses se passent bien…
Telles sont les pensées débiles et débilitantes qui habitent les deux têtes de l’exécutif. En apparence tout sépare Jacques Chirac, ambitieux banal mais frénétique, homme de droite pétri de radicalisme départemental, et Lionel Jospin, apparatchik de gauche élevé à la rude école du trotskysme. Mais ils ont en commun la teinture énarchique, le reniement des traditions – gaulliste ou socialiste – qui ont servi de prétexte à leur carrière, l’absence de conviction, l’inculture historique (le chef de l’Etat manque de curiosité, le Premier ministre préfère oublier) et leur méconnaissance d’une nation réduite à quelques organisations politiques ou professionnelles et à des clientèles électorales.
On comprend que ces deux personnages, sans fidélités, sans autre identité que celle fabriquée pour l’écran, se soient alliés pour le pire : la guerre d’agression menée contre la fédération yougoslave sans l’autorisation du Parlement, la réduction de la durée du mandat présidentiel, la liquidation des propriétés collectives et l’abandon de toute politique de progrès social – au mépris de nos principes fondamentaux.
L’ancien maire de Paris et l’ancien gardien du Parti socialiste, pendant le premier septennat de François Mitterrand, craignent d’être rattrapés par leur passé, ce qui est probable. Mais ils sont déjà rattrapés par l’histoire, confrontés à l’historicité de tout problème politique (en Corse par exemple), au caractère symbolique de toute politique, et à des dénouements d’autant plus tragiques qu’ils auront sans cesse été différés par des mensonges, des manipulations, des chantages et des astuces de propagande.
Ce couple n’est que la réunion provisoire de deux solitudes. Entre les deux comédiens et le peuple, il y a le vide qu’on a pu mesurer au soir du référendum, et l’hostilité qui commence à se manifester. Et puis il y a les amis dangereux qu’on écarte, Tibéri et Strauss-Kahn, les compagnons qui s’éloignent, innombrables, les carriéristes qui les abandonnent, Philippe Séguin et Martine Aubry. Ne restent plus que les médiocres, les otages, les troisièmes couteaux – tous prêts à se mettre à table, ou à déserter.
Ce couple maudit devrait périr avant que le moment soit venu pour lui de s’entredéchirer.
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(1) cf. Robert Musil, L’Homme sans qualités, à lire ou relire entre la rencontre européenne de Biarritz et celle de Nice.
(2) cf. l’article de Zaki Laïdi, « Le politique en état d’urgence », Libération du 19 septembre.
Editorial du numéro 757 de « Royaliste » – 16 octobre 2000
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