Après un trop court voyage en Russie, début juillet, retour au Kirghizstan pour un quatrième séjour qui commence sur les bords de l’Yssik-Kul. Ce grand et beau lac (plus de 180 km de long et 60 de large) est un lieu de villégiature réputé en Asie centrale. Des Kirghizes, des Kazakhs et des Russes viennent s’y reposer dans des lieux qui n’ont rien d’exotique.
Au loin, les monts Tian Shan rappellent la proximité de la Chine mais les hôtels, les résidences et les voitures composent un paysage familier. Les bâtiments sont simplement un peu plus neufs et la densité de 4/4 paraît plus forte que sous nos latitudes. Le Kirghizstan est pauvre mais l’Yssik-Kul est le rendez-vous de ceux qui ont de l’argent – un peu, beaucoup – et qui le montrent.
Rien ne rappelle que le pays a vécu en avril 2010 une révolution. Le sang a coulé dans la capitale, des affrontements violents ont eu lieu dans le sud, mais nous sommes ici dans le nord paisible et la bonne humeur qui règne sur les plages et dans les restaurants incite à un optimisme conforté par les plats de lagman (1) et les saveurs subtiles de la cuisine caucasienne.
Sur la route qui ramène à Bichkek, les villages, les petites villes et les kolkhozes en ruines dissipent les illusions vacancières : le Kirghizstan n’est pas encore sur la voie d’un développement harmonieux et la majorité de ses habitants est en proie aux angoisses provoquées par l’instabilité politique et par les mille difficultés de la vie quotidienne.
De l’élection présidentielle qui se prépare je ne dirai rien car il me faut attendre les observations in situ que feront mes amis. A diverses reprises, j’ai noté une déception quant aux effets de la révolution de mai 2010 et de bien faibles espérances pour le proche avenir. Mais ce sont surtout les conditions de vie qui sont littéralement accablantes. Accueilli par des amis à leur domicile, j’ai pu voir ce qui ne paraît pas dans les synthèses économiques et les tableaux statistiques : tout ce qui paraît simple aux habitants de l’Ouest européen est source d’insécurité, de complications et de fatigues à Bichkek. Les agents qui relèvent les compteurs électriques bricolent des factures salées contre lesquelles il n’y a pas de recours. Lorsqu’on fait faire des travaux dans un appartement par des artisans, il faut apporter des matériaux pour la journée seulement car tout ce qui n’est pas utilisé est emporté le soir et revendu. Il n’y a pas de système d’assurances, les sociétés de déménagement sont inconnues et il vaut mieux être en bonne santé ou avoir des voisins vigilants car les services de secours sont d’une lenteur pour le moins inquiétante.
Qu’on ne me fasse pas dire que Bichkek est un enfer. Noyée dans la verdure, la ville est belle, on se promène le soir sans la moindre appréhension après avoir dîné dans un agréable restaurant. Mais les plaisirs du voyageur ne sauraient faire oublier les tracas que je viens d’évoquer. En France, l’eau du robinet est partout bonne à boire, nos artisans font des devis, la plupart de nos immeubles sont correctement entretenus, il n’y a pas à négocier pendant cinq minutes le prix d’une course (toujours majoré si le chauffeur s’aperçoit qu’un étranger sera du voyage), notre système de santé, ébranlé par les ultralibéraux, est un rêve en Asie centrale où – à l’exception du Kazakhstan – il faut payer cher pour se faire bien soigner.
De ces comparaisons, on tire parfois une morale de l’acceptation : « Contentez-vous de ce que vous avez, il y a plus pauvre que vous dans le monde ; acceptez quelques sacrifices sur vos retraites, car il y a des gens qui ne reçoivent presque rien ». Mais le monde n’est pas un système de vases communicants et la baisse de notre niveau de vie ne relèvera pas celui des habitants des anciennes républiques socialistes soviétiques. A l’Est comme en Europe de l’Ouest, les ultralibéraux ont affirmé que le retrait de l’Etat allait libérer la dynamique sociale et susciter la créativité des libres entrepreneurs. Nous subissons à l’Ouest les ravages de l’ultra concurrence tandis que la bienfaisante spontanéité se fait toujours attendre à l’Est. Après l’effondrement du système soviétique, les « experts » venus de l’Ouest avaient affirmé que la petite entreprise allait se développer dans un système de libre concurrence pour répondre aux demandes qui s’exprimeraient sur le marché désormais librement constitué.
Vingt ans plus tard, on visite près de Bichkek l’immense marché de produits chinois qui inondent le pays et toute l’Asie centrale : à Dordoï, des milliers de containers empilés et alignés forment autant de boutiques qui vendent à très bas prix vêtements, chaussures et pacotille. Les Chinois sont invisibles : ce sont les Kirghizes qui poussent les lourds chariots chargés de produits ultra-compétitifs. Comme dans bien d’autres pays, on fait des économies, mais c’est l’économie locale qui est asphyxiée.
Vingt ans plus tard, on constate dans la capitale kirghize que de libres entreprises se sont effectivement crées dans certains secteurs pour répondre à des besoins qui ne sont pas de première nécessité : restaurants, boîtes de nuits, cafés, salles de jeux, casinos plus ou moins branchés sur les activités souterraines. Mais les entreprises artisanales se font toujours attendre et la population est obligée de se débrouiller avec des travailleurs au noir qui s’emploient sans grande efficacité aux aménagements et déménagements que l’on est obligé de faire.
La demande de services publics réorganisés et des services artisanaux et commerciaux privés restera sans « offre » tant que le gouvernement central ne prendra pas d’initiatives déterminantes. Pour le moment, il est clair que cela n’entre pas dans ses préoccupations.
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1/ Nouilles accompagnées de légumes.
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