Des montagnes de l’Altaï à la mer Caspienne, le Kazakhstan forme un vaste pays. Il me faudra bien des voyages avant que de pouvoir dire « je connais ». Quelques jours à Almaty, en 2008, m’avaient permis de découvrir les agréments de l’ancienne capitale et c’est à Astana que je suis invité cette année. De Bichkek, l’itinéraire est simple mais lent. Une petite heure d’avion pour Almaty puis cinq heures d’attente dans l’aérogare en pleine nuit : on boit du thé, on somnole, on regarde les vacanciers qui partent pour Istanbul ou Antalya tandis que d’autres Kazakhs retournent travailler à Moscou. Il fait jour quand on décolle pour Astana, pour deux heures de vol confortable.
Une vive curiosité fait oublier le manque de sommeil : Astana est une capitale bâtie en moins de vingt ans à côté de l’ancienne ville russe, Akmolinsk, rebaptisée Tselinograd – la Ville des terres vierges – à l’époque de Nikita Khrouchtchev. A quoi ressemble le radicalement nouveau ? Comment vit-on dans une ville futuriste ? De loin, Astana se présente comme un ensemble de tours qui cessent d’être banales dès qu’on entre dans la ville. De verre et d’acier, les gratte-ciels sont multicolores : il y en a des bleus, des jaunes, et même deux tours dorées qui abritent, figurez-vous, divers institutions et services financiers. Les avenues sont rectilignes, la circulation des automobiles a été conçue de manière rationnelle mais il n’y a pas la moindre uniformité dans les bâtiments. Les barres sont trouées d’immenses portiques, les tours ne sont jamais identiques grâce aux jeux des formes et de la lumière qui se reflète dans les vitres aux différentes heures du jour. Les immeubles d’habitation sont plus classiques mais rien qui évoque les barres sinistres de certaines de nos banlieues.
Maintes promenades, de jour et de nuit, permettent de préciser et de modifier les impressions premières. La ville est nouvelle mais sa structure est résolument classique pour une raison simple : toute capitale doit signifier qu’elle est le lieu du pouvoir politique et les bâtisseurs d’Astana ont eu toute liberté pour montrer comment les pouvoirs sont agencés. Le palais présidentiel est dans l’axe de la principale avenue, les deux chambres du Parlement et le Conseil Constitutionnel sont disposés de part et d’autre, sur une vaste terrasse. Les ministères techniques sont regroupés dans un grand ensemble mais les ministères des Affaires étrangères et de la Défense occupent des palais distincts, qui se font face ; les banques, les sociétés pétrolières, les grandes surfaces commerciales, les mosquées et les autres édifices religieux ont été placées dans le centre-ville, à distance des lieux du pouvoir politique.
Tout est parfaitement visible quand on se trouve dans la grosse boule dorée posée sur des fines poutrelles – la tour Baïterek – qui est au cœur de la ville. On visite une pyramide – le Palais de la paix et de la réconciliation – qui accueille des rencontres religieuses et qui symbolise l’œcuménisme d’un pays majoritairement musulman mais où les autres cultes sont reconnus et respectés, on visite les musées, on se promène sur la belle allée qui borde la rivière Ishim non loin du parc d’attraction… Somme toute, on ne s’ennuie pas une seconde dans cette ville sans aucun relief ni banlieue et qui s’arrête net au bord de la steppe.
Comment vit-on, dans la capitale ? Bien. Tout le monde peut y trouver du travail, il n’y a pas de mendiants dans les rues et je n’ai pas vu de contrôle de police dans cette ville sans tension perceptible ni « mauvais quartiers ». Les jeunes gens rencontrés ont fait leurs études en Europe avant de travailler dans les banques ou le secteur de l’énergie ; ils possèdent des équipements électroniques dernier cri et envisagent, si ce n’est déjà fait, d’acheter un bel appartement grâce au prêt hypothécaire qu’une banque accorde sans difficulté. La protection sociale est remarquablement assurée et, si leurs pensions sont faibles, les retraités bénéficient de maints avantages. Les grands magasins qui regorgent de produits de luxe n’ont rien à envier à leurs homologues de l’Ouest européen. Il y a du marbre partout, ça brille et ça scintille, il ne manque pas une ampoule : pour l’habitant de Douchanbe ou de Bichkek comme par le Kazakh de la steppe cela tient du miracle, cette vraie ville-lumière.
Le miracle, ce sont les immenses ressources naturelles du Kazakhstan : pétrole, gaz, charbon, uranium, chrome, plomb, zinc, cuivre… assurent au pays des revenus substantiels. Sous l’égide du président de la République, Noursoultan Nazarbayef (1), le gouvernement investit et exporte massivement sans négliger – attitude rare en Asie centrale – le bien-être de la population. Bien entendu, on ne saurait réduire le Kazakhstan à sa capitale. Le long de la voie ferrée qui mène au Nord vers le lac Bourabaï, on aperçoit des villages qui n’ont pas changé depuis un siècle et on descend du train dans une petite ville à l’habitat triste et dégradé avant de rejoindre les heureux vacanciers qui peuplent les hôtels et les centres de cure de cette « petite Suisse ».
Au retour de la montagne, le voyageur étranger peut avoir l’impression de quitter la « nature » et « la vraie vie » pour cette île de science-fiction perdue au milieu de la steppe. Mais c’est ce sentiment qui est fictif : les tours d’Astana n’abritent pas des individus privés de passé et de mémoire. Il est vrai que bien peu sont nés dans la capitale mais rien n’indique les malaises et les névroses du fameux déracinement. Il y a une conscience historique qui, comme ailleurs en Asie centrale, est profondément marquée par la russification et la soviétisation. On parle ordinairement le russe et on garde le souvenir, très vif, de la terreur stalinienne. Il y avait beaucoup de camps au Kazakhstan et, dès le lendemain de mon arrivée, mes amis me conduisent au mémorial du camp d’Alzhir qui était réservé aux « femmes des traîtres à la patrie » – arrêtées un peu partout en Union soviétique et astreintes aux travaux forcés. Parmi elles, quelques Françaises…
La relation à l’héritage soviétique est complexe mais les conséquences des logiques impériales sont assumées sans trop de difficultés. Les appartenances ethniques et religieuses sont vécues sans conflits apparents : il y a des Kazakhs, des Russes, des Ouighours, des Tatars, des Ouzbeks, des musulmans, des orthodoxes, des juifs, des catholiques… mais l’Etat veille à la paix entre les différentes groupes et professe une laïcité d’autant mieux partagée que la population est peu pratiquante. Certes, des jeunes femmes fréquent la mosquée pour se marier et portent le voile islamique mais elles sont tout à fait minoritaires par rapport à celles qui se font admirer – jupes très courtes et talons hauts – le soir sur les bords de l’Ishim ou au restaurant Ali Baba.
Il me faudra aller au Sud, puis à l’Ouest sur la Caspienne, pour voir si les équilibres maintenus dans la capitale sont respectés loin de celle-ci… Une ligne Paris-Astana va s’ouvrir. C’est une invitation à revenir.
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(1) Ancien président du Conseil des ministres de la République socialiste soviétique du Kazakhstan (1984-1989) puis Premier secrétaire du Parti communiste kazakh de 1989 à 1991, Noursoultan Nazarbayef est président de la République depuis 1990. Il a été réélu par 95,55{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des électeurs le 3 avril 2011.
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