Monsieur le député,
En conclusion de la première lettre que je vous avais adressée, je souhaitais que le socialisme démocratique « assume la totalité de l’histoire nationale – comme François Mitterrand avait su le faire … » (1).
Je voudrais insister sur cette relation entre les socialistes et l’histoire de France. Vos camarades la vivent dans le malaise et provoquent le malaise de nombreux citoyens qui peinent à comprendre votre manière de considérer notre passé national. Chez vous, les socialistes, l’historicité a pris ces trente dernières années des allures de magma. Vous n’avez plus de philosophie de l’histoire : à quelques exceptions près, vous connaissez Jaurès par quelques citations et le progressisme hérité de Condorcet s’est perdu dans les sables mouvants du marché mondialisé. La pensée sur la dynamique de l’Histoire a été remplacée, à l’époque de Lionel Jospin, par une apologie de la modernité vécue comme libération des mœurs, dans l’oubli de la lutte des classes. Reste une allusion aux Lumières, sans qu’on puisse y trouver la trace du kantisme. Plus consistante est la référence aux Droits de l’homme, mais vous semblez ignorer que les droits de l’homme ne sont pas une politique (2). Bien sûr, il y a la Révolution française et cette Première république que vous exaltiez voici peu, Arnaud Montebourg, devant le moulin de Valmy. Hélas, nous sommes là dans la mythologie, non dans une réflexion qui vous permettrait de reprendre le mouvement révolutionnaire français.
Reprenons tout cela, voulez-vous, en commençant par l’idée républicaine. Vous pensez sans doute qu’elle nous divise, alors qu’elle nous rassemble. Oubliez l’absurde antinomie maurrassienne – la République contre la Monarchie – pour écouter une philosophe et historienne du droit très respectée. Dans « Philosophie de la République » (3), Blandine Kriegel rappelle la définition aristotélicienne de la République (politeïa) : « La société qui a en vue l’intérêt général et où l’autorité s’exerce par la loi sur des hommes libres et égaux». A quoi s’oppose le despotisme : « La société qui a en vue l’intérêt privé, et où l’autorité s’exerce par la force sur des individus assujettis ». C’est en ce sens que nous sommes vous et moi républicains, en lutte contre la dérive despotique du sarkozysme, qui cherche l’intérêt privé et qui a fait le coup de force du traité de Lisbonne contre la souveraineté populaire exprimée en 2005.
La République est l’objet du souci politique, qui peut s’exprimer dans plusieurs types de gouvernements républicains : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, selon taxinomie aristotélicienne qui a marqué la philosophie politique jusqu’à la Révolution française. Et Blandine Kriegel de souligner que « les penseurs républicains des Temps modernes, de Bodin à Kant en passant par Hobbes et Locke, sont des partisans du gouvernement monarchique de la République… ». Dans son dernier livre (4), le même auteur explique comment l’idée républicaine s’est affirmée au 16ème siècle au fil de la lutte engagée aux Pays-Bas contre le despotisme de l’Empire espagnol – le prince Guillaume d’Orange étant encouragé et soutenu par les Français du « parti des politiques », eux aussi partisans d’un gouvernement monarchique de la res publica. J’ajoute que ce gouvernement monarchique s’exerce – en France, en Angleterre – sur un territoire historiquement délimité qu’on appelle Nation bien avant 1789. La lutte multiséculaire des royaumes devenus nations contre les empires est l’élément moteur de la dialectique historique depuis le Moyen-âge. Là encore, nous sommes vous et moi républicains – ce qui n’est pas le cas de la gauche atlantiste, qui est complice, par son silence, de la guerre américaine en Afghanistan.
J’en viens à la Révolution française. La gauche aime évoquer Robespierre comme s’il était la Révolution incarnée et brandit depuis un quart de siècle la Déclaration de 1789. Les deux références ne sont pas vraiment compatibles et il est par ailleurs étrange de voir la figure de l’Incorruptible planer sur un Parti socialiste maintes fois secoué par de vilaines affaires et coupables d’innombrables compromissions. Vous vous attendez sans doute à une diatribe sur 1793. Je dis simplement que la Terreur signe l’échec de la Première République. Après l’abolition de la royauté, les révolutionnaires n’ont pas pu instituer un pouvoir légitime authentiquement républicain selon le vœu d’Aristote : la République républicaine, effectivement démocratique qui est l’idéal de ceux que j’appelle républicanistes sans intention péjorative. Mais la Révolution française ne se résume pas à cet échec, que la gauche n’a jamais su analyser. Comme vous, j’ai célébré en 1989 la première Assemblée nationale, la Déclaration des droits, l’abolition des ordres privilégiés. Mais je me suis permis de rappeler, en citant des juristes et des historiens incontestés, quelques faits que la droite et la gauche républicanistes s’efforcent d’occulter : la Déclaration de 1789 est pour l’essentiel l’œuvre des monarchiens et, plus généralement, l’abolition de l’absolutisme et l’institution du régime parlementaire ont été pensées et mises en œuvre par des monarchistes constitutionnels. C’est ce que Jaurès explique dans son « Histoire socialiste de la Révolution française » que les socialistes auraient intérêt à relire : « Si le rêve de Mirabeau s’était accompli, si Louis XVI […] était devenu le roi de la Révolution, il n’y aurait pas eu de rupture entre la France moderne et sa séculaire tradition. […] Ainsi, c’est une monarchie à la fois traditionnelle, moderne, parlementaire et démocratique, qui aurait ordonné et stimulé de haut les mouvements d’un grand peuple libre ». Il est probable que les socialistes français n’auraient pas plus contesté cette monarchie royale que leurs camarades anglais, suédois, espagnols…
Vous vous souvenez sans doute que la commémoration de la Révolution française s’est terminée par une cérémonie à Valmy, sous l’égide de François Mitterrand. Mais l’anniversaire de la Première République a été passé sous silence – sauf par Blandine Kriegel, Pierre Chaunu, Claude Nicolet et….votre serviteur qui ont animé un long et beau débat sur France Culture à cette occasion. Blandine Kriegel est revenue par la suite sur les raisons de cet « oubli » : « En 1792, la République n’a pas été proclamée ex abrupto, par une déclaration solennelle : sa date de naissance, le 21 septembre, est celle de l’abolition de la royauté et c’est seulement le lendemain que les actes officiels ont été datés de l’An I de la République. Pourquoi ? Tout simplement parce que les « républicains » de 1792 avaient la conviction de vivre déjà dans un régime républicain – un régime républicain monarchique. Il a fallu les événements que vous connaissez pour que le destin de la République en France devienne antimonarchique. Les constituants de 1789, y compris Robespierre, souhaitaient que la monarchie renouvelle son contrat avec le peuple contre les ordres privilégiés. Mirabeau s’est efforcé de convaincre Louis XVI de renouer cette alliance, qui aurait donné une toute autre tournure à la Révolution française. Mais le roi n’a pas saisi cette chance, qui aurait permis à la République de se développer en France sous la forme d’une monarchie constitutionnelle » (5).
Nous nous reconnaissons tous deux parmi les héritiers de la Révolution française dans son œuvre positive et dans ses échecs tragiques et je voudrais bien savoir si vous êtes prêt à assumer l’intégralité de son histoire. Défenseurs et promoteurs de l’Etat de droit républicain, nous sommes tous deux confrontés à un échec. Le royaliste que je suis doit assumer l’échec des monarchiens et des monarchistes constitutionnels, confrontés à un roi qui a signé la Déclaration des droits de l’homme mais qui n’a pas voulu être le roi de la Révolution. Le républicaniste que vous êtes doit assumer l’échec de la gauche qui n’a pas su, après le 10 août 1792, donner à l’Etat une autorité légitime et un pouvoir gouvernemental dans le respect de la séparation des pouvoirs et des libertés publiques.
Faute d’avoir compris les raisons de l’échec de la monarchie constitutionnelle en 1791-1792, puis en 1848, les royalistes sont tombés à la fin du 19ème siècle dans le piège d’une « contre-révolution » figée dans ses refus : refus des principes de 1789 et de la Représentation nationale ; rejet du libéralisme politique, pourtant rationnellement monarchiste au 19ème siècle ; invention d’une idéologie absolutiste, corporatiste et décentralisatrice qui caricaturait l’ancienne monarchie ; apologie du pétainisme.
Faute d’avoir compris les raisons de l’échec du parti républicaniste en 1792-1795, la gauche s’est enfermée dans son préjugé antiautoritaire, dans sa peur panique des Grands Hommes de la République, au mépris de la philosophie classique et moderne. Elle a donc laissé sans solution la question du Gouvernement et celle de l’autorité du chef de l’Etat. Ce qui nous a valu deux épreuves : le retour de l’autorité refoulée sous la forme de l’extrémisme autoritaire du Comité de Salut public, du coup d’Etat bonapartiste et des deux empires napoléoniens ; la lente et longue dérive dans les discontinuités et les impuissances du régime d’Assemblée sous les 3ème et 4ème République.
Acceptez-vous de réfléchir sur les impasses du républicanisme ? Il ne s’agit pas d’entrer dans la repentance mais de chercher une issue au problème institutionnel que se pose à nous tous, Monsieur le Député, et sur lequel je reviendrai dans la prochaine lettre que je vous adresserai.
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(1) Cf. sur mon blog la Chronique 45 : Prendre Montebourg au sérieux
(2) Cf. Marcel Gauchet : La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
(3) Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Plon, 1998.
(4) Blandine Kriegel, La République et le Prince moderne, PUF, 2011.
(5) Entretien accordé à « Royaliste », n° 625, 1994
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