L’idée républicaine est aussi vieille que la pensée européenne. Elle est pourtant assez jeune pour inspirer un nouveau projet européen après l’effondrement de ce qui a été irrémédiablement manqué dans l’« Europe des traités » : celle-ci meurt de n’avoir pas su choisir entre la voie raisonnée et concrète d’une confédération et l’utopie d’un fédéralisme qui voulait se construire dans le « dépassement » des nations. On a donc fait de l’intergouvernemental et du fédéral, en élargissant géopolitiquement ce qui devait être intégré de manière technocratique et selon l’utopie du Marché. Il n’est pas étonnant que la construction s’effondre sous le poids des contradictions accumulées. L’Europe du traité de Rome pouvait tenir parce qu’elle était conçue comme un camp retranché sous parapluie américain face à l’Union soviétique – mais la France y joua avec le général de Gaulle le jeu qui lui est propre.
Lorsque le Rideau de fer est tombé, il aurait fallu penser la réunion des Etats du continent selon une théorie des ensembles européens que François Mitterrand souhaitait et que nous avons été bien peu à esquisser (1). L’idée était de fonder l’Europe du 21ème siècle sur les dynamiques religieuses, philosophiques et politiques qui sont à l’œuvre depuis l’aube de la civilisation qu’elles ont constituée selon des dialectiques complexes et souvent violentes. C’est cette idée qu’il faut aujourd’hui reprendre pour éviter de tomber dans le piège du nationalisme et donner sens à la coopération économique.
Quelle Europe ? Depuis la fin de la guerre, l’inflation des formules a engendré trop d’illusions généreuses et d’imbécillités pratiques pour qu’on se livre à ce petit jeu. Il faut agir avec méthode et recommencer l’Europe par son commencement : la Bible et les Grecs. Sans souci de la chronologie j’évoquerai d’abord, pour les besoins d’une rapide démonstration, la fondation aristotélicienne. C’est dans La Politique (politéia) qu’est établie pour les siècles des siècles l’opposition radicale entre la République et le Despotisme (2). De fait, l’histoire de l’Europe est celle de la lutte des républiques nationales et des despotismes impériaux, jalonnée de confrontations militaires qui prolongent ou résolvent les affrontements théologiques et politiques. Blandine Kriegel a montré dans ses ouvrages comment la philosophie de la République s’était constituée au fil de l’histoire grecque et romaine, des républiques de cité du Moyen Age et de la Renaissance, des républiques d’Etat qui se forment à partir du 16ème siècle. C’est aux Pays-Bas qu’on voit se nouer la théorie et la pratique de la République moderne. Le courage du peuple insurgé, le génie politique de Guillaume d’Orange, l’apport théorique des juristes et des historiens français, catholiques et surtout protestants, ont permis cet avènement qui trouve son épilogue, nous dit Blandine Kriegel (3), dans le Grand dessein exposé par Sully après la mort d’Henri IV.
Le projet à court terme était de libérer tous les pays dominés par les Habsbourg par le moyen militaire et grâce à l’alliance avec les protestants. Qu’il s’agisse ou non d’une entreprise mûrement délibérée, demeure l’idée, promise à un bel avenir, d’une république européenne. Puisque la désunion religieuse est un fait accompli, il faut assurer la paix par la création d’une ligue des petits et moyens royaumes, principautés et républiques républicaines contre l’impériale Maison d’Autriche vouée au démembrement. Hongrie, Pologne, Bohême, Belgique des dix-sept provinces, Danemark, Suède, Danemark, Lombardie… seraient réunis dans une confédération sous l’égide d’un Conseil de l’Europe et de Conseils particuliers. A l’opposé du supranationalisme, le principe est celui de la nation et le concert de ces nations est organisé selon le principe d’égalité : il faut « rendre tous les quinze grands potentats de l’Europe chrétienne à peu près d’une même égalité de puissance, royaume, richesse, étendue et domination » disent Henri IV et Sully qui invoquent le principe du bannissement de la guerre d’agression et de conquête. C’est formuler clairement la doctrine de l’équilibre qui appuie la diplomatie européenne aux 17ème et 18ème siècles et qui continuera d’inspirer plus ou moins la diplomatie française jusqu’au début du 21ème siècle. Les européistes dévots, qui croient que les nations doivent être dépassées parce qu’elles engendrent naturellement la guerre, se trompent complètement puisque les Etats nationaux naissants affirment d’emblée le principe de la non-agression.
L’idée de la confédération des Etats européens se retrouve chez Emmanuel Kant – le « Congrès permanent des Etats » – et c’est à présent Blandine Kriegel qui reprend le grand projet européen dans la conclusion de « La république et le prince moderne » : « Demain, la conjonction des forces démocratiques républicaines dans les trois nations constitutives de l’Europe qui ont joué un rôle si grand dans ce voyage de Hollande, la France, l’Allemagne et l’Angleterre, devrait pouvoir s’opérer en bâtissant, comme le voulaient nos véritables pères fondateurs, oubliés ceux-là, à la différence de ceux d’outre-Atlantique, une Europe des républiques, prélude sans doute à la grande Europe républicaine. Nous le pouvons, si nous acceptons de ne pas recouvrir du manteau de l’oubli ce moment si proche de nous, où l’Europe s’arracha tout autant à la romanité antique qu’à la chrétienté médiévale pour bâtir un monde radicalement nouveau, un monde d’art – Vermeer – , de science – Galilée – et de morale politique – Guillaume d’Orange -, auquel nous sommes encore redevables de la pauvre gloire dont nous essayons, de temps à autre, mais légitimement, de nous prévaloir ».
Un monde radicalement nouveau ? Cela mériterait une longue discussion car la monarchie capétienne, directement inspirée par la royauté biblique, a fait le lien entre le judaïsme, le christianisme, l’aristotélisme médiéval et cette république moderne qui sort de tout ce passé au deux sens du verbe : elle en procède et elle s’en dégage… L’urgence, c’est l’Europe des républiques. Elle est à refonder avec les philosophes, les poètes, les savants qui sont les auteurs de notre civilisation et sur les principes affirmés dès le 16ème siècle : confédération des Etats européens dans l’équilibre des forces et dans l’égalité des nations avec signature d’un traité de sécurité collective pour l’ensemble du continent.
Au 20ème siècle, jusqu’en 1991, le projet de République européenne n’était pas concevable car le continent restait inscrit dans la dialectique des empires et des nations. Les républiques européennes ont obtenu, par la guerre, la chute de l’empire ottoman, du deuxième Reich puis du troisième. La Turquie est devenue une nation sous la férule de Mustapha Kemal. L’Allemagne a institué la République fédérale après 1945 et réalisé son unité dans des frontières qui ont enfin trouvé, voici vingt ans, leur tracé définitif. Succédant à l’autocratie tsariste, l’Union soviétique s’est disloquée, de nouvelles nations sont apparues, d’autres se sont reconstituées et la Russie est entrée voici vingt ans sur la voie démocratique. L’ancien empire peut devenir une république fédérale effectivement démocratique si les dirigeants y sont encouragés plutôt que systématiquement dénigrés.
Pour la Russie et pour bien d’autres jeunes nations, il faudrait cesser de vouloir imposer aux autres une dogmatique que nous ne respectons pas : les « occidentaux » qui défendent les droits de l’homme en Russie oublient cette cause sacrée quand ils viennent en Chine ou quand ils organisent des campagnes d’assassinat en Afghanistan. Les mêmes font la promotion d’un régime parlementaire qui s’exerce à l’Ouest dans des conditions générales qu’ils oublient de rappeler : existence de monarchies royales en Europe de l’Ouest, limitations apportées aux pouvoirs du Parlement en Espagne comme en Allemagne, rôle décisif du Premier britannique, du Chancelier allemand, du président de la République française… Et ce n’est pas le mélange d’ultra-concurrence et de décentralisation diffusé par les conseillers américains et britanniques dans maintes ONG qui permettra de constituer ou de reconstituer des nations capables de faire prévaloir, par le moyen de l’Etat, la liberté et l’égalité.
Au lieu de faire circuler en Europe des intellectuels qui font la politique de leurs nostalgies et de leurs intérêts médiatiques, il est urgent d’exporter le débat politique français – sans oublier le débat sur l’économie politique – tel qu’il se développe en France depuis une trentaine d’années. Comme naguère Jean Bodin, François Hotman, Philippe Duplessis-Mornay…, les grands auteurs de notre temps contribueront à la constitution de la République européenne s’ils développent, par le dialogue savant, la philosophie de la République.
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(1)Mes rapports au Conseil Economique et Social sur les relations avec l’Est européen ont été conçus comme une esquisse à cette théorie et comme actualisation de l’idée gaullienne de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. Cf. ma bibliographie.
(2)Cf. ma présentation du livre de Blandine Kriegel, La République et le prince moderne, PUF, 2011, dans le numéro 1009 de « Royaliste » repris sur ce blog.
(3)Cf. La République et le prince moderne, op.cit., p. 289 et suiv.
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