Historien, rédacteur en chef du Courrier des Balkans, Jean-Arnault Dérens analyse pour nous les mouvements contestataires qui ont secoués ou qui agitent encore la Slovénie, la Croatie, la Bulgarie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine.
Royaliste : Comment analyser les mouvements de contestations dans les pays de l’ancienne Yougoslavie ?
Jean-Arnault Dérens : Ils sont à relier aux politiques menées – ou non – par l’Union européenne qui s’est attribué le rôle d’acteur politique majeur dans la région. Le dernier en date de ces mouvements est parti le 5 février de Tuzla, dans le nord de la Bosnie-Herzégovine. Cette ville industrielle de 150 000 habitants est située dans un canton qui compte 1 million d’habitants et qui est le cœur de la Bosnie musulmane. Ses habitants ont toujours insisté sur son caractère multiethnique et ils sont parvenus à éviter les affrontements pendant la guerre en Bosnie. Tuzla, qui était très polluée par ses usines, est une ville où l’on respire bien aujourd’hui car l’activité industrielle s’est arrêtée. Les manifestants de février sont des ouvriers, toujours salariés des usines qui n’ont pas été privatisées mais qui ne fonctionnent plus ou presque plus. Ce ne sont pas des manifestations syndicales car les syndicats sont des structures financées par les administrations publiques – les ouvriers n’ont pas les moyens de cotiser – qui n’ont pas de rôle revendicatif.
La mobilisation s’est faite par les réseaux sociaux et elle a connu un grand succès. Elle est très révélatrice des conflits actuels dans les Balkans, qui ne sont pas d’ordre ethnique. Les revendications portent sur la survie : en Bosnie–Herzégovine, la moitié de la population est au chômage, le salaire moyen est de 300- 350 euros pour des niveaux de prix comparables à ceux de l’Europe occidentale. Les prix des produits alimentaires sont certes moins élevés qu’en France mais il est certain qu’on ne peut pas vivre avec 300 euros – ceci sans oublier que seule la moitié de la population reçoit un salaire. Les jeunes, qui bénéficient d’un enseignement secondaire et supérieur de bonne qualité, fuient le pays dès qu’ils ont obtenu un diplôme. Ce sont donc des mouvements sociaux du désespoir : actuellement en Bosnie-Herzégovine, mais aussi en Serbie où l’on voit se développer des luttes ouvrières et paysannes très dures et en Croatie où certains syndicats sont revendicatifs.
On a aussi vu apparaître de nouvelles formes de contestation. Il y a eu en Bosnie l’année dernière la « révolution des bébés » qui est partie du fait qu’un bébé qui n’avait pas de numéro de Sécurité sociale est mort faute de soins. Les bébés qui naissaient dans les six premiers mois de 2013 n’avaient pas de numéro parce que les députés des différentes entités ne s’étaient pas mis d’accord sur l’orthographe des noms de toutes les communes du pays. Une mobilisation s’est développée contre tous les partis politiques, principalement à Sarajevo mais aussi à Banja Luka en République serbe de Bosnie, et ce mouvement de citoyens s’est affirmé contre l’ethnicisation de la vie politique. Inquiets, les députés ont adopté la loi dans l’urgence. Puis la vie normale a repris son cours…
Royaliste : Et la Slovénie ?
Jean-Arnault Dérens : Pendant tout l’hiver dernier, il y a eu de très fortes mobilisations contre la corruption de la classe politique ; elles sont entrées en résonnance avec le rejet des mesures d’austérité – réduction de salaires des fonctionnaires, privatisations – conçues par le gouvernement de droite au pouvoir jusqu’au printemps dernier. Le Premier ministre a démissionné, un gouvernement de centre-gauche s’est constitué en promettant de ne pas prendre des mesures d’austérité – qui ont été décidées trois mois plus tard. Cette mobilisation demeure : il y a de petites manifestations et surtout le fossé ne cesse de s’élargir entre la classe politique, toutes tendances réunies, et la population. Aucune formation politique ne représente cette colère. Tous les pays que j’ai cités sont dans des situations différentes : la Slovénie a rejoint l’Union européenne en 2004, la Croatie y est entrée le 1er juillet 2013, la Serbie a le statut de pays candidat et elle a ouvert ses négociations d’adhésion le 1er janvier 2014.
La Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et l’Albanie ne sont pas des pays candidats mais depuis le Sommet européen de Salonique en juin 2003 tous les pays des Balkans occidentaux ont une vocation reconnue à rejoindre l’Union. Cela voulait dire que leur avenir était tracé, sans aucune alternative envisageable. Le débat politique se réduisait à une seule question : qui ferait le plus vite les réformes nécessaires pour mériter l’adhésion en franchissant les étapes prescrites et après avoir négocié chapitre par chapitre ? Du coup, il n’y a plus de débat politique possible sur les différents modèles de société : à gauche, à droite, au centre, il s’agit de savoir qui sera le meilleur pour s’inscrire dans une politique qui n’est pas décidée dans le pays.
Cette situation renvoie à la situation antérieure à la guerre. En 1990, au moment charnière, on parlait déjà d’une intégration de la Yougoslavie à la Communauté économique européenne. À l’époque le Premier ministre Ante Marković était un réformateur partisan à tous les égards de la libéralisation de la société. Du coup, les démocrates de l’espace yougoslave espéraient que leur pays pourrait rejoindre la CEE. Mais la CEE a été incapable de saisir l’occasion qui lui était offerte, elle a expliqué qu’il était aberrant qu’un pays encore socialiste puisse avoir de telles idées. La nature politique ayant horreur du vide, ce sont les démagogues nationalistes qui l’ont emporté en Serbie et en Croatie.
Pendant les années de guerre et d’après-guerre, la scène politique était structurée par l’opposition entre les nationalistes et des oppositions libérales qui avaient pour objectif l’intégration européenne. Cet objectif était perçu comme la revendication d’une normalité politique, face aux exaltations nationalistes et d’une normalité sociale et économique, l’UE étant associée à une promesse de prospérité. Cette structuration a existé jusqu’au sommet de Salonique de juin 2003, qui a affirmé la « vocation » de tous les pays des « Balkans occidentaux » à rejoindre l’UE. Par la suite, toutes les élites économiques et politiques des Balkans occidentaux sont progressivement devenues « pro-européennes ». Les élites économiques voulaient accéder au marché européen. Le problème, c’est que tous les entrepreneurs riches, sans exception, étaient des profiteurs de guerre et ils voulaient l’intégration européenne pour blanchir leur fortune qui, après un détour par des sociétés douteuses installées dans des îles accueillantes, avait servi à acheter des terres et des entreprises privatisées.
Royaliste : Un exemple ?
Jean-Arnault Dérens : Observons la Voïvodine, au nord de la Serbie. C’est une région agricole très riche. Toutes les terres agricoles de Voïvodine sont contrôlées par quatre personnes, l’un est en prison, l’autre se cache en Amérique du Sud et c’est le numéro un mondial de la cocaïne, le troisième, tout à fait impeccable, a racheté beaucoup de terres en Ukraine…
Quels sont les objectifs de ces messieurs ? L’accord d’association conclu entre la Serbie et l’Union européenne prévoit que la terre sera accessible aux investisseurs étrangers à partir de 2017. Il est donc intéressant d’acheter aujourd’hui de la terre en Voïvodine pour blanchir l’argent sale et pour revendre aux gens qui ont besoin de terres : quelques géants de l’agroalimentaire allemand ou français, ou bien les investisseurs des Émirats arabes unis. L’argent ainsi purifié partira ailleurs… On comprend que les élites économiques serbes soient favorables à l’Union européenne… ce qui ne les empêchent pas de faire des affaires avec la Russie.
Royaliste : Les élites politiques balkaniques sont-elles susceptibles d’évoluer ?
Jean-Arnault Dérens : Pour faire une carrière politique, il faut avoir le soutien de Bruxelles : toute posture d’opposition coupe l’accès aux fonds européens et au soutien des partis politiques de l’Ouest européen. Prenons le Parti progressiste serbe, qui exerce un monopole politique et économique absolu : son véritable patron, Aleksandar Vučić, a été ministre de Milosevic et il aurait pu être inculpé. Jusqu’en 2008, il critiquait violemment l’Union européenne. Puis il est devenu proeuropéen : sans illusion sur une rapide intégration européenne, il voudrait que son parti rejoigne le Parti populaire européen afin de se faire totalement blanchir. L’Union européenne peut donc blanchir des politiciens douteux : par exemple au Kosovo, où le Premier ministre Hachim Thaçi, dont le nom est cité dans les affaires de trafic d’organes, a été récemment proposé pour le prix Nobel de la paix.
Nous sommes là dans une story telling : les Balkans ont tourné la page des conflits nationalistes, les vieux briscards sont devenus euro-compatibles. Mais il n’est pas possible d’associer l’Union européenne à une promesse de prospérité, le processus de privatisation est en train de s’achever avec des capitaux mafieux. Les opinions publiques décrochent, ce qui explique les actuels mouvements de contestation alors qu’en 2004 les opinions publiques étaient favorables à l’intégration européenne qui apportaient une promesse de vie meilleure. Il est vrai qu’on vit mieux en Pologne qu’avant l’intégration mais le même phénomène ne s’est pas produit en Roumanie et en Bulgarie, où l’on vit plus mal qu’avant l’entrée dans l’Union. Les Croates ont quant à eux anticipé le fait que leur pays vivrait plus mal après son intégration et de ce point de vue leurs attentes n’ont pas été déçues.
L’Union européenne se retrouve donc avec un énorme problème de stratégie car les opinions publiques balkaniques ne croient pas plus à ses discours que les opinions publiques de l’Ouest. L’Union veut avant tout la stabilité mais qu’est-ce que cela veut dire ? La Bosnie est le pays le plus « stable » du monde – en réalité, elle est totalement paralysée ! En fait, l’Union veut continuer à faire semblant – à dire que tous les pays ont vocation à rejoindre l’Union, à accepter la normalisation du personnel politique et le blanchiment des capitaux. Elle cherche à gagner du temps dans la stabilité. Si rien ne bouge, on dira que la politique de l’Union est couronnée de succès. Mais dans toutes ces magnifiques constructions de stabilisation, dans les Balkans comme en Ukraine, on oublie que les populations peuvent se révolter. Il y a au cœur de l’Europe vingt millions de gueux qui n’ont rien à manger. S’ils ne peuvent pas quitter les Balkans, il y aura une explosion sociale.
***
Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1052 de « Royaliste » – 16 mars 2014.
0 commentaires