Compétitivité : On justifie l’injustifiable

Mar 30, 2014 | Entretien

 

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur en sciences humaines, auteur d’une Géographie de la compétitivité (PUF, 2013), Gilles Ardinat nous démontre que la compétitivité territoriale est un avatar du néolibéralisme peu compatible avec le principe de souveraineté.

Royaliste : Les médias répètent que la France souffre d’un déficit de compétitivité et voici peu la Commission européenne a tancé notre pays sur ce point…

Gilles Ardinat : J’ai réfléchi sur ce concept de compétitivité dans le cadre d’une thèse de géographie. Pourtant, le concept a été créé par les firmes qui évoquaient la compétitivité des produits sur un marché, c’est-à-dire leur capacité à s’imposer face à la concurrence.  Au début des années quatre-vingt, le discours sur la compétitivité migre des firmes et des produits vers des entités géographiques et ce sont les Etats-Unis qui, les premiers, se préoccupent de la compétitivité du pays. On voit apparaître la première commission présidentielle sur la compétitivité des Etats-Unis en tant que territoire. Puis ce discours se répand dans le monde entier, et tout particulièrement en Europe occidentale, surtout dans les institutions européennes où, vous le savez, la Commission veille à faire respecter le principe de concurrence.

Quant à la compétitivité, elle est inscrite dans la Déclaration de Lisbonne de mars 2000 par laquelle les chefs d’Etat et de gouvernement ont décidé d’en faire un objectif stratégique pour l’Union européenne. A partir de cette date, la compétitivité va inspirer tous les documents émis par la Commission et les fonds structurels (FEDER et FSE) vont connaître le « fléchage Lisbonne » : la distribution des crédits se fait selon un critère de compétitivité. Ce discours se décline à l’échelle de tous les Etats-membres. En France, les « pôles de compétitivité » sont une déclinaison de la stratégie de Lisbonne, et la DATAR était devenue dans les années 2000 la DIACT, Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires. Le rapport Gallois avait lui aussi pour but de développer la compétitivité. On parle de la compétitivité des nations, des régions des villes : il s’agit bien d’une question géographique.

Royaliste : Est-ce la même chose que le libre-échange ?

Gilles Ardinat : Le discours sur la compétitivité s’inscrit dans la logique du libre-échange intégral – des marchandises, des capitaux, de la main d’œuvre, des services. C’est en fait l’avatar territorial du discours libéral car les territoires se retrouvent dans une situation de concurrence, pour l’exportation des produits mais aussi dans l’attraction des territoires en fonction des facteurs de production qui sont devenus mobiles en raison du libre-échange intégral. Par exemple, il y a concurrence des territoires pour attirer les capitaux et pour attirer de la main d’œuvre, même si la mobilité des personnes est relative.

Les pouvoirs publics nationaux et les élus dans les territoires adaptent leur politique à cet objectif de compétitivité, qui impose une conception renouvelée de l’aménagement du territoire – conçue à l’origine dans le cadre d’un capitalisme administré. Au début de la Ve République, l’Etat voulait permettre un développement harmonieux du territoire face aux logiques inégalitaires du marché, par l’effet d’incitations fiscales, de subventions et de construction d’infrastructures. Maintenant, on souhaite que le territoire soit compétitif ce qui conduit à développer comme par le passé les réseaux de transport, à garantir les approvisionnements en énergie, à installer des zones industrielles. Mais on veut aussi assurer la formation de la main d’œuvre en vue des besoins du marché et veiller à ce que les coûts représentés par les salaires et la protection sociale soient les plus bas possibles. La compétitivité dépend aussi des indicateurs macro-économiques : par exemple le taux de croissance et le taux d’inflation. Enfin, le territoire compétitif doit être, par sa législation, favorable au monde des affaires. Il faut donc que la législation du travail soit la plus accommodante possible et au contraire très protectrice de la propriété. Vous remarquerez que toute la dimension identitaire, paysagère, du territoire est mise entre parenthèses : le territoire n’est plus qu’un espace de production.

Royaliste : Selon cette conception de la compétitivité, quel est le rôle de l’Etat ?

Gilles Ardinat : Dans le discours sur la compétitivité, la puissance publique est dans une situation où elle doit séduire et convaincre les marchés mondiaux. Un pays compétitif est un pays qui répond aux cahiers des charges d’acteurs transnationaux : marchés financiers, firmes transnationales, agences de notation. La compétitivité n’est pas un choix démocratiquement exprimé par un peuple qui élit ses dirigeants nationaux mais une injonction venue de l’extérieur. Il n’y a pas de choix souverain puisque l’absence de compétitivité entraîne les délocalisations, le chômage et la récession. Les Etats doivent s’adapter à la mondialisation et non exercer la puissance régalienne. Tel est le discours mais dans la réalité, le système de libre-échange et de transfert de pouvoirs à des organismes transnationaux est organisé par les classes dirigeantes des Etats nationaux qui ont reçu un mandat démocratique et qui n’en tiennent pas compte. Nous ne sommes pas confrontés à un mouvement inéluctable mais à un discours construit de la manière que je viens de décrire. Tel est le premier problème quant à la souveraineté.

Le deuxième problème, c’est que la souveraineté ne s’envisage qu’avec un territoire inscrit dans des frontières. Or le discours sur la compétitivité repose sur une conception utilitaire du territoire et conçoit la frontière comme un obstacle. L’OCDE explique qu’un territoire est compétitif lorsqu’il continue à faire de la croissance et du développement quand le libre-échange est à son maximum. Or la souveraineté consiste à décider de ce qui peut entrer sur le territoire national : le protectionnisme fait partie des attributs d’un Etat qui veut défendre ses intérêts sociaux et géostratégiques. Vouloir le libre-échange généralisé, par la mise en concurrence des systèmes fiscaux, sociaux, des infrastructures et des territoires, c’est effacer les frontières – ce qui distingue la mondialisation actuelle de celles qui ont précédé.

Royaliste : Dans le discours ultralibéral, l’Etat joue tout de même un rôle…

Gilles Ardinat : En effet. L’Etat ne contrôle plus la monnaie, les entrées de capitaux, il laisse pleine liberté aux entreprises et ne protège plus les secteurs industriels stratégiques mais il joue un rôle dans l’aménagement du territoire : c’est un facilitateur pour l’activité des entreprises, il doit s’occuper des infrastructures, prendre en charge l’éducation. C’est bien sûr une conception minimaliste de l’Etat. Le pouvoir politique perd de sa souveraineté – de sa capacité à être au-dessus des intérêts particuliers et de toutes sortes d’influences – car il subit des contraintes venues de l’extérieur.

Vous vous souvenez que Nicolas Sarkozy avait promis en 2007 d’augmenter le pouvoir d’achat des Français mais en juillet de la même année François Fillon annonce qu’on ne peut pas augmenter le Smic parce que cela va pénaliser la compétitivité-prix – augmenter nos coûts de production et favoriser les importations et les délocalisations. Il en est de même dans le domaine de la fiscalité. Les rois de France se sont battus pour prendre progressivement le contrôle de la levée des impôts, face aux grands féodaux. La fiscalité est donc un attribut essentiel de la souveraineté mais elle est aujourd’hui sous contrainte extérieure : nous voyons que François Hollande, qui avait dénoncé la TVA sociale, la met en place d’une certaine manière. L’idée de la TVA sociale, c’est d’augmenter la TVA, c’est-à-dire l’impôt sur la consommation, pour dégager en théorie des ressources fiscales qui permettent de compenser la baisse des cotisations sociales sur les salaires afin de soulager les entreprises des charges qui pèsent sur elles. Telle est l’idée qui inspire le Crédit d’impôts pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et le Pacte de compétitivité signé entre le patronat et certaines organisations syndicales. Comme Nicolas Sarkozy, François Hollande s’est engagé dans un processus général qui est dicté par le principe de concurrence. Nous savons par ailleurs que les Allemands ont beaucoup gagné en compétitivité lorsqu’ils ont adopté la TVA sociale par la stimulation de l’offre et la dépression de la demande.

Le discours sur la compétitivité nationale est à la mode dans le milieu dirigeant et il est utilisé pour justifier devant l’opinion publique des mesures impopulaires. C’est un discours paradoxal parce qu’il donne l’impression que les dirigeants mettent en valeur un nouveau patriotisme économique, selon l’expression employée par Dominique de Villepin quand il était Premier ministre : il s’agirait de se mobiliser pour promouvoir l’économie française. En fait, ce discours patriotique masque le renoncement de la puissance publique qui accepte de jouer un rôle limité, de se plier aux injonctions venues de l’étranger. La compétitivité est un discours qui accompagne un certain renoncement de la puissance publique : elle ne fait plus de protectionnisme, elle ne veille plus à contrôler telle ou telle filière, elle se refuse à nationaliser, elle a renoncé à son pouvoir dans le domaine monétaire et elle se replie sur un enrobage rhétorique qui donne l’impression que nous sommes acculés à la compétitivité. Nous n’aurions pas d’autre choix, à moins d’accepter de disparaître.

C’est ainsi qu’on justifie l’injustifiable, par exemple aux yeux des Grecs qui ont accepté qu’on baisse les salaires des fonctionnaires pour faire baisser le déficit. Puis ils ont accepté pour le même motif qu’on baisse les recettes. Mais pourquoi baisse-t-on massivement les salaires dans le secteur privé ? A ceux qui s’étonnent ou s’insurgent, la Troïka répond que la Grèce a un problème de compétitivité qu’il faut résoudre par la déflation salariale parce que les voisins immédiats – Turquie, Bulgarie – ont des salaires plus bas que ceux de la Grèce. C’est ainsi qu’on justifie des politiques résolument antisociales dans les nations comme dans les entreprises qui font des « plans de compétitivité » – autrement dit de régression sociale – avec chantage à la délocalisation. Il y a donc un lien étroit entre l’exigence de souveraineté et l’exigence sociale. On ne peut pas construire une société sur le principe de la concurrence de tous contre tous.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1053 de « Royaliste » – 30 mars 2014.

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