Royaliste : Votre livre est né d’un dialogue épistolaire avec Jean Lopez…

Benoist Bihan : En effet. Il s’agissait d’explorer l’art opératif, qui est une discipline de l’art de la guerre peu connue en France et souvent mal comprise. Ce livre nous a aussi donné l’occasion de faire une longue promenade à travers l’histoire militaire puisque nous partons de la guerre du Péloponnèse et que nous terminons avec la guerre en Ukraine au moment où le conflit vient d’éclater.

Cette promenade historique commence par le constat d’un divorce, ou du moins d’une articulation difficile, entre la stratégie et le combat. Vous savez que depuis Clausewitz l’art de la guerre distingue deux disciplines : la tactique qui est l’art de la conduite du combat, et la stratégie définie comme “l’art d’employer les combats favorablement à la guerre”. Le tacticien étudie le dispositif ennemi sur le terrain, organise son propre dispositif et articule le choc et le feu. Le stratège utilise le combat en vue d’un but politique.

 

Royaliste : C’est là que les ennuis commencent !

Benoist Bihan : Oui. Au cours de l’histoire, la stratégie a eu beaucoup de mal à utiliser le combat pour parvenir à ses fins. Le stratège est comme un cavalier monté sur un cheval mal dressé sans disposer de tout le harnachement, si bien que le cheval n’en fait qu’à sa tête. Le combat a sa logique propre, qui n’a pas grand-chose à voir avec la politique, et il entraîne les belligérants dans des directions imprévues.

Le stratège cherche en outre à atteindre ses objectifs politiques en tenant compte d’un paradoxe souvent mésestimé par la théorie militaire : ce n’est pas le vainqueur qui décide de sa victoire, c’est presque toujours le vaincu, sauf si l’adversaire est totalement anéanti. C’est alors une victoire sans paix – par exemple celle qui a été obtenue lors des conquêtes coloniales européennes.

Quand on reste dans le champ de la politique, de la guerre comme poursuite de la relation politique entre deux entités par d’autres moyens, la seule possibilité de revenir à un accord politique qui met fin à la guerre, c’est d’arriver à convaincre le vaincu qu’il a perdu. Tel est le travail du stratège – à l’opposé par exemple de l’attitude d’un George W. Bush en Irak, qui proclame unilatéralement la victoire des États-Unis. Or l’adversaire irakien considérait, lui, qu’il n’avait pas perdu…  Autre exemple : le traité de Versailles. L’Allemagne estimait qu’elle avait gagné la guerre contre la Russie et qu’elle ne l’avait pas vraiment perdue face à l’Entente. Il aurait fallu quelques mois de guerre supplémentaires et l’entrée sur le territoire allemand pour que l’Allemagne reconnaisse pleinement sa défaite.

Ainsi, le combat est destiné à montrer à l’adversaire qu’il a perdu.

 

Royaliste : On fait donc la guerre en vue de la paix…

Benoist Bihan : La guerre est un “commerce” comme on le disait au XVIIIe siècle, c’est-à-dire un échange entre deux entités violentes qui ne cherchent pas à s’anéantir mais qui veulent aboutir à une paix. Tant que les deux camps pensent qu’ils peuvent l’emporter, la guerre se poursuit – c’est ce que l’on voit en Ukraine – et tant que le vaincu n’est pas contraint d’ouvrir des négociations dans des conditions qui plaisent au vainqueur, la guerre ne s’arrête pas. D’où ce constat : la stratégie est très souvent sans savoir comment manier l’instrument militaire pour que les combats mènent véritablement à ce résultat politique. En 1914-1918, les progrès tactiques sont considérables dans toutes les armées mais on cherche des solutions dans la tactique – les Allemands gagnent des combats qui ne conduisent à rien – ou dans la supériorité de la logistique des Alliés mais cette supériorité effective n’est pas suffisante puisque les Allemands ne se sentent pas vaincus.

 

Royaliste : C’est après 1918 que la notion d’art opératif apparaît en Union soviétique…

Benoist Bihan : L’art opératif prend sens avec Alexandre Svietchine qui fait le lien entre la culture opérationnelle européenne classique, qui meurt pendant la Première Guerre mondiale, et une nouvelle culture militaire, qui est aussi une nouvelle culture politique – celle qui naît de la révolution bolchévique. On peut dire, en forçant le trait que Svietchine, c’est le mariage de Clausewitz et du marxisme-léninisme.

 

Royaliste : Pourquoi ?

Benoist Bihan : Svietchine est un général du Tsar, un artilleur qui a donc des compétences techniques à la différence des traditions aristocratiques dont se contentent encore de nombreux officiers. C’est aussi un officier d’état-major, qui participe à la guerre russo-japonaise et qui fait sur cette guerre un rapport, enterré pour des raisons politiques. C’est donc un modernisateur frustré qui termine la guerre comme chef d’état-major d’un front (équivalent russe d’un groupe d’armées) et passe à la révolution par patriotisme russe. Brièvement chef d’état-major de l’Armée rouge, Svietchine occupe surtout après la guerre civile russe des fonctions d’enseignant et repense la stratégie dans la guerre moderne. C’est dans le cadre d’une réflexion sur la conduite politique et militaire de la guerre qu’il élabore la notion d’art opératif.

 

Royaliste : Comment l’art opératif est-il défini ?

Benoist Bihan : Pour Alexandre Svietchine, l’art opératif est une discipline, au sens intellectuel du terme, qui donne à la stratégie le moyen de conduire les combats vers le but politique. Dans cette perspective, les opérations sont conçues comme des séquences d’actions militaires mais qui ne sont pas seulement des combats car il faut y inscrire aussi les manœuvres, les déploiements et l’effort logistique qui sont conciliés et organisés dans un tout cohérent selon un but stratégique. Il s’agit de faire en sorte que jamais l’effort militaire ne se perde dans la conduite de la bataille.

 

Royaliste : Ce qui se produit rarement !

Benoist Bihan : L’armée allemande offre un contre-exemple classique de l’art opératif mais on peut aussi évoquer les anglo-américains en 1944 : le Débarquement a exigé un énorme et très remarquable effort de planification qui inclut un volet aérien visant à éliminer la Luftwaffe, mais cette planification ne va pas au-delà de la tête de pont. Les Alliés ne savent pas ce qu’ils veulent, ils poussent dans toutes les directions car Eisenhower ne sait pas arbitrer les priorités. Surpris par la résistance allemande, ils sont obligés de s’arrêter à l’automne 1944 en raison de contraintes logistiques. Nous sommes là dans l’opportunisme tactique, alors que l’art opératif vise à anticiper des situations changeantes ; il conduit à accepter une pause quand la défense adverse se durcit afin de replanifier les opérations comme le font les Soviétiques à la fin de la guerre.

Notez que l’Armée rouge ne donne pas toujours le bon exemple en matière d’art opératif, particulièrement avant la Deuxième Guerre mondiale où elle néglige largement la défensive, avec de tragiques conséquences en 1941. Cela dit, l’art opératif n’est pas la spécificité de l’Armée rouge : il est né en Union soviétique, il est historiquement lié à des débats russes dans son émergence mais Svietchine est clairement un disciple de Clausewitz, et l’art opératif est une discipline à application universelle.

 

Royaliste : L’art opératif inspire-t-il les débats stratégiques après 1945 ?

Benoist Bihan : L’arme nucléaire atrophie la pensée sur l’opération parce que politiques comme militaires estiment que cette arme abolit l’opération militaire. Les premiers reviennent à l’idée d’une bataille d’anéantissement qui donnerait tout de suite un résultat politique. Les dirigeants politiques estiment quant à eux que l’arme nucléaire abolit l’usage de la force. Pendant la Guerre froide, beaucoup de théoriciens pensent que la formule de la guerre s’est inversée : c’est la politique qui serait devenue la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Dans le même temps, la stratégie est victime d’une inflation verbale : tout est stratégique, mais on ne sait plus ce que recouvre ce mot.

En outre, les guerres du XXe siècle ont interrompu la grande circulation d’idées qui avait lieu au XVIIIe et au XIXe siècle. Ainsi Svietchine, qui a lu dans le texte Clausewitz et Moltke. Au contraire, au XXe siècle, d’une part les questions techniques prennent le pas sur la conception intellectuelle de la guerre : la révolution industrielle fait que les militaires doivent absorber beaucoup de progrès, et consacrent moins de temps à réfléchir aux problèmes stratégiques. Surtout, l’apparition de blocs idéologiques contribue au ralentissement de la circulation des idées. Il faut donc attendre les années 70-80 pour que les Américains décident de lire les ouvrages de l’adversaire.

 

Royaliste : C’est ainsi que l’art opératif est arrivé à l’Ouest…

Benoist Bihan :  Le livre revient sur la confrontation de la théorie de l’art opératif, dont les origines sont européennes et clausewitziennes, à la culture politique américaine qui est très particulière puisqu’elle est fondée sur la négation de l’idée de conflit. Les Américains aiment à dire qu’il n’y a pas de classes sociales aux Etats-Unis, donc pas de conflits sociaux, la trajectoire individuelle étant la seule qui compte. De même, les relations internationales sont interprétées selon une idéologie religieuse qui oppose le Juste à tous les autres. La politique étrangère américaine et la conception de la guerre a donc une teinte qui rend difficile l’absorption de l’héritage clausewitzien. C’est pourquoi les Américains n’ont pas réellement adopté l’art opératif, mais développé autre chose qu’ils appellent le niveau opérationnel. Diffusé en Europe par le biais de l’Otan, le concept de niveau opérationnel est aujourd’hui confondu avec l’art opératif ce qui est un énorme contresens : le niveau opérationnel y sert surtout de substitut pauvre à la stratégie.

Dans l’art opératif, il y a la question de la centralité des buts. Encore faut-il pouvoir les définir ! J’irai plus loin : il faut se donner des buts politiques positifs pour faire ensuite de la stratégie, et pouvoir ainsi pratiquer l’art opératif qui en est l’instrument. Or nous semblons ne plus en être capables : se définir contre un adversaire ne suffit pas, si l’on ne sait pas ce que l’on veut. S’agissant de la France, la dernière fois qu’elle s’est fixé de tels buts, c’était au temps du général de Gaulle. Mais celui-ci n’a pas eu le temps de sa politique, contrée par les États-Unis. Depuis, plus rien. Or sans cela, pas de politique étrangère cohérente, et donc pas de stratégie militaire digne de ce nom. Et donc, aucun art opératif. Le politique doit dire quelle puissance nous voulons être, fixer nos buts. L’outil intellectuel et les capacités à mettre en œuvre s’inscrivent à la suite de ces choix.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1256 de « Royaliste » – mai 2023

 

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