Régis Debray se promène en France et dans le monde, évoquant Port-au-Prince et les paysages de France, Joséphine Baker et Julien Gracq, Fidel Castro et les Petits Frères des pauvres sans jamais perdre son fil.
Autrefois, il y a bien longtemps, dans ce qui était encore l’école de la République, nous apprenions que les péripatéticiens étaient les disciples d’Aristote qui dialoguaient en se promenant. Nous songions en souriant aux péripatéticiennes sans savoir que ces jeunes femmes devaient être placées, dans l’échelle des valeurs morales, mille fois plus haut que les représentants de l’intelligentsia putassière qui se pressent dans les allées de tous les pouvoirs. Régis Debray, qui est fatigué de la littérature d’idées, appartient cependant à la vénérable école des promeneurs qui pratiquent avec bonheur l’art de la conversation, ici partagée avec des lecteurs (1).
Une conversation allègre, riche de digressions, pimentée de souvenirs, au cours de laquelle Régis déclare avoir été « un sacré con » par la suite inscrit dans une certaine catégorie d’imbéciles. S’abaisserait-il pour susciter des témoignages d’admirative sympathie ? Non. Avoir partagé un temps la muflerie réaliste du courant maurrassien permet de comprendre celui qui se souvient de sa muflerie marxiste. Et j’appartiens, comme Régis Debray, à ces imbéciles qui ont cru trop longtemps qu’on peut raisonner un dirigeant politique alors que son objectif est, à tous points de vue, de s’assurer le maximum de confort.
Cette lucidité tardive peut conduire au cynisme. Régis Debray, quant à lui, ne perd pas le fil. Son livre est celui des fidélités et des filiations – Victor Serge, Julien Gracq, l’Amérique latine, des peintres et des poètes… Les militants de la vieille génération aimeront les pages sur Sartre à Cuba, fort justement situé entre Platon en Sicile et Foucault en Iran : la bévue du philosophe qui fait entrer les pays dans ses concepts est de tous les temps. Mes camarades apprécieront l’opposition entre le militant, « adossé à une collectivité » et le rebelle qui est « une figure solitaire, un soldat sans armée, une grenade dégoupillée, déconnectée de sa tranchée, coupée de ses buts pratiques, comme peut en susciter un âge ou être une personne, c’est n’être à personne, où le moi fait loi… ».
A l’opposé du rebelle des dîners en ville, il y a ces Petits Frères des pauvres que Régis s’en va visiter à Tours, où ils tiennent congrès pour réfléchir sur la fraternité en actes avec, sur la tribune, rien que des « jamais-vus à la télé » ! Très loin, trop loin de nous, il y a ce peuple de peintres qui vit en Haïti : « massivement illettrés, enfermés dans un créole oral, ces paysans se protègent du désastre par la couleur. Ils vont droit à la poésie, sans s’arrêter à la prose du monde, et ce raccourci leur fait un langage. Quand les autobus, les tap-tap, sont des retables ambulants, quand les plumes d’oiseau peuvent servir de pinceau et les cartons d’emballage de toiles, c’est que la peinture correspond à un besoin vital ».
Je retiens aussi deux leçons de maintien. Au président de la République qui communique debout derrière son « lutrin en Plexiglas », Régis Debray rappelle que le Christ au tympan de Moissac, le pharaon de Louxor, le Général en conférence de presse et Mitterrand sur sa photo officielle sont assis : « telle est la position de majesté. On l’abdique quand on veut imiter Bush ou Obama ». Pan sur le bec des communicants ! Et encore ceci à l’intention des chefs d’Etat et des ministres qui passent leur temps dans les avions : Vergennes et Talleyrand étaient plutôt des sédentaires alors que Napoléon, qui bougeait tout le temps, a conduit la France au désastre et très mal terminé sa carrière.
La France est au cœur du livre de Régis qui la trouve en goûtant un vin, dans la forme d’une ville et chez Joséphine Baker, Américaine naturalisée française, danseuse légendaire et agent secret de la France libre, Croix de guerre et Médaille de la Résistance, qui participa à la Tricontinentale de La Havane en 1966 et qu’il nous faudra porter au Panthéon parce qu’elle est un des visages de la France. Il y en a d’autres. Dans notre République une et indivisible, Régis Debray distingue une France élégance qui est un esprit, c’est celle, droitière et libertine, de Watteau et de Jean d’Ormesson ; une France souffrance qui est un caractère, c’est celle de l’Affiche rouge et de l’Armée des ombres, de Bernanos, Péguy et Pierre Schoendorffer ; une France enfance, qui est une âme, c’est celle, rêveuse et anarchisante, de Brassens et de Truffaut ; une France romance, qui tient du rêve éveillé – celle de Romain Gary, d’Edith Piaf et du général de Gaulle, « cascadeuse, fatigante, querelleuse, maniaco-dépressive et parfois mythomane », tous défauts bien utiles dans les situations presque désespérées.
Ces personnalités toniques ne doivent pas nous inciter à faire les paons. Régis cite Stendhal évoquant une « société française composée d’êtres secs chez lesquels le plaisir de montrer de l’ironie étouffe le bonheur d’avoir de l’enthousiasme ». Ce n’est pas faux mais par les temps qui courent – des temps où l’on nous répète que la France n’est plus qu’une province de l’Occident – il est bon de rappeler sèchement aux gens d’en haut qu’il nous faut du régalien, de la liberté et des politiques qui respectent leur fonction. Sarkozy en vélo, Hollande en scooter, ça ne passe pas. Régis Debray dit, et fort bien, qu’à vouloir faire peuple on perd l’estime du peuple. Les éléments vélocipédiques et motorisés des hautes classes n’écouteront pas cet avis désintéressé. Nous gardons quant à nous l’idée que la France ne se laissera pas réduire à néant.
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(1) Régis Debray, Un candide à sa fenêtre, Dégagements II, Gallimard NRF, 2014.
Article publié dans le numéro 1075 de « Royaliste » – 2015
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