Journaliste à Libération, passionné depuis toujours par les questions militaires, Jean-Dominique Merchet publie sur la Toile le blog « Secret Défense » qui fait aujourd’hui référence et qui constitue un forum très fréquenté par les militaires français. En une période cruciale pour la défense nationale (réduction des effectifs et des équipements, engagement renforcé en Afghanistan, réintégration complète de l’Otan) il est important de connaître les avis d’un journaliste spécialisé, qui juge en toute indépendance d’esprit.
Royaliste : Pourriez-vous faire le point sur les relations entre l’institution militaire et celui qui est, selon la Constitution, chef des Armées ?
Jean-Dominique Merchet : En 2008, l’armée française a vécu une annus horribilis. Dès la campagne électorale, on constatait de grandes difficultés dans la communication entre l’institution militaire et Nicolas Sarkozy : même les industriels de l’armement, même Dassault, ont du mal à intéresser le futur président à leurs activités et à leurs projets. Quand Nicolas Sarkozy a été élu, les militaires s’attendaient à des changements profonds et ont vécu pendant une année dans l’angoisse car ils ne savent pas ce qui va être décidé.
Au cours de cette période, le nouveau président a multiplié les gestes maladroits. Par exemple, lorsque Nicolas Sarkozy se rend aux Glières, il est reçu par un général qui lui demande qu’une dizaine d’anciens du maquis reçoivent la Légion d’honneur. Le président lui répond tout à trac qu’il lui en donne quinze… Il dit cela pour faire plaisir, sans se rendre compte qu’il insulte ceux qui vont recevoir cette décoration qu’on leur jette par poignées.
Cet incident est caractéristique de l’incompréhension qui existe entre Nicolas Sarkozy et les militaires : ils ne parlent pas le même langage, à tel point qu’on évoque parfois un antimilitarisme de droite. Puis c’est la publication en juin dernier du Livre blanc, rédigé par une commission où les militaires sont en minorité et qui prévoit la suppression de 54 000 emplois militaires. En réplique, des officiers dénoncent le Livre blanc dans une tribune signée Surcouf qui est publiée par Le Figaro. Ce qui déclenche la fureur de l’Élysée et du ministre de la Défense qui envoie la DPSD (ancienne sécurité militaire) saisir les ordinateurs des officiers du Centre des Hautes études militaires, qui forment l’élite de l’élite de l’Armée. Finalement, les ordinateurs ne sont pas fouillés car l’état-major comprend qu’on passe les bornes mais cette affaire alourdit l’ambiance.
Puis c’est le drame de Carcassonne : à cause d’une erreur de chargeur, un soldat tire sur la foule à balles réelles. Cette énorme faute déclenche la colère de Nicolas Sarkozy, qui traite les militaires d’amateurs. Tétanisés par le drame, les militaires ne comprennent pas que le président de la République, qui est vraiment pour eux le chef des Armées – leur chef – puisse les insulter. D’où la démission du chef d’état-major de l’Armée de terre. Le défilé du 14 Juillet n’arrange pas les choses puisqu’il se déroule en présence du président Assad. Or les militaires voient en lui le représentant d’un État responsable de l’attentat du Drakkar de 1983 qui fit 57 morts parmi les parachutistes français : l’École Militaire Inter-Arme de Coëtquidan – dont une des promotions porte le nom d’un lieutenant tué dans cet attentat – participe au défilé et le fait est monté en épingle. En juillet, enfin, l’annonce des fermetures de garnisons, mais qui touchent moins les militaires, habitués à la mobilité, que les élus et les populations concernées.
Royaliste : C’est dans cette situation de crise que survient l’embuscade du 10 août dernier en Afghanistan…
Jean-Dominique Merchet : L’écho est considérable dans notre pays car l’opinion publique se rend compte tout à coup que nous faisons à nouveau la guerre et beaucoup de Français estiment que l’envoi de nouvelles troupes en Afghanistan et le retour dans l’Otan nous entraînent à faire la guerre pour le compte des Américains. Mais, paradoxalement, Nicolas Sarkozy fait un certain nombre de gestes qui lui permettent d’apaiser la crise de l’institution militaire.
Royaliste : L’Armée connaît-elle une crise interne ?
Jean-Dominique Merchet : Non. Les réductions d’effectifs et les fermetures de casernes ne doivent pas nous faire oublier un point fondamental : la France est l’un des rares pays au monde qui dispose d’une armée réellement opérationnelle. Elle assure depuis quarante ans la dissuasion nucléaire d’une manière totalement autonome et les nations qui jouissent d’une telle autonomie se comptent sur les doigts d’une main. Cette armée a une dimension mondiale : nous avons une marine de haute mer, des bases dans de nombreux pays, des opérations en cours à l’étranger : au Kosovo, en Côte d’Ivoire, au Tchad, au Liban, en Afghanistan. En Europe de l’Ouest, seuls les Anglais se trouvent dans la même catégorie, d’une manière quelque peu différente : ils sont très proches des Américains, ils sont en Irak, ils ont un peu plus de moyens que nous mais ils n’ont pas de porte-avions et ne savent pas en fabriquer, ils n’ont pas non plus de satellites d’observation.
Autre point : l’Armée a remarquablement réussi sa professionnalisation, le recrutement se maintient à un bon niveau : 30 000 recrutements de jeunes par an, gendarmerie comprise, dont 15 000 pour l’armée de terre. Et il y a trois candidats pour un poste ! Les prévisions pessimistes des adversaires de ce qu’on appelait l’armée de métier ont été démenties.
Royaliste : Quels sont nos problèmes ?
Jean-Dominique Merchet : Le général Bentégeat, notre précédent chef d’état-major des Armées, avait coutume de dire ceci : quand je suis sorti de Saint-Cyr voici quarante ans, la France consacrait 4 % de son Produit intérieur brut à la Défense nationale. À la fin de ma carrière, elle y consacre 2 %. Or le matériel coûte très cher : une tourelle télé-opérée (qui permet de tirer en restant à l’intérieur du véhicule blindé) coûte 300 000 euros et il nous en faut quelques centaines ; une bombe guidée coûte entre 500 000 et 600 000 euros, or on en largue une vingtaine par mois en Afghanistan. Le Livre blanc prévoit que la part de la Défense dans le PIB va continuer de baisser…
Autre problème, qui est politique : dans son fonctionnement quotidien, l’Armée française a cessé d’être une armée nationale pour devenir une armée otanienne. Beaucoup d’officiers ne s’expriment plus qu’en anglais pour parler de leurs activités ! Le rapprochement entre la France et l’Otan est engagé depuis une quinzaine d’années et il aurait continué sous une forme sans doute différente si Ségolène Royal avait été élue.
Je tiens à souligner que l’Otan ne ressemble plus à ce qu’elle était au temps de la guerre froide : ce n’est plus cette énorme organisation qui montait la garde en attendant l’arrivée des troupes soviétiques. Il n’y a quasiment plus d’organisation militaire intégrée : l’Otan, ce sont des états-majors qui ne disposent pas de forces permanentes mais qui mobilisent les forces qui le veulent bien. Ainsi, l’Allemagne est le pays le plus otanien d’Europe : or ce pays a refusé d’aller en Irak et il n’y a pas un seul soldat allemand au combat en Afghanistan… Au contraire, la France a décidé de participer aux attaques aériennes contre la Yougoslavie alors qu’elle était beaucoup moins engagée dans l’Otan qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mais quelle est l’alternative à un retour de l’Otan ?
Royaliste : Pour nous, c’est clair : il faut sortir de l’Otan ! À ce propos, qu’en est-il du projet de défense européenne ?
Jean-Dominique Merchet : Seuls les Français en sont partisans ! Leurs partenaires les soupçonnaient de vouloir une défense européenne pour torpiller l’Otan, ce qui était vrai il y a quelques années. Nicolas Sarkozy, dont le penchant atlantiste est certain, a tiré les conséquences du refus des membres de l’Union européenne, qui justifie selon lui le retour complet dans l’Otan. Il veut rassurer ses partenaires en réintégrant l’Otan, pour faire progresser l’idée de défense européenne : c’est un pari, je suis pour ma part sceptique, mais ce pari n’est pas absurde.
Royaliste : La décision de réintégrer l’Otan n’est-elle pas prise avant tout pour faire des économies budgétaires ?
Jean-Dominique Merchet : On nous dit que nous ferons des économies grâce à l’Europe : je n’y crois pas une seconde. Souvenons-nous de l’avion de combat européen. Les Français n’ont pas voulu s’y associer car nous ne voulions pas perdre nos compétences dans le domaine des moteurs. Nous avons fait le Rafale, qui est très cher, c’est vrai. Mais les Anglais, les Espagnols, les Allemands et les Italiens se sont associés pour construire l’Eurofighter : cet avion coûte beaucoup plus cher (+ 1,5) que le Rafale et marche beaucoup moins bien ! La coopération européenne est utile, mais ce n’est pas toujours la solution.
Royaliste : On veut réintégrer l’Otan sans poser la question principale : qui est l’ennemi ? Pourquoi envoie-t-on de nouvelles troupes en Afghanistan sans avoir engagé la discussion sur les objectifs politiques de l’action militaire ?
Jean-Dominique Merchet : La France n’a plus d’ennemis à ses frontières terrestres. Le retour à la guerre froide contre la Russie est une absurdité. Je suis très dubitatif sur les buts de guerre en Afghanistan mais il n’est pas simple d’en partir. Le terrorisme, ce n’est pas l’ennemi mais une façon de faire la guerre. Les djihadistes nous font la guerre : ce sont donc nos ennemis…
Royaliste : Qu’en est-il aujourd’hui du lien entre l’Armée et la nation ?
Jean-Dominique Merchet : Ce lien est très fort. Ce qui me tracasse en tant que citoyen, c’est que les enfants de l’élite dirigeante sont étrangers à l’Armée. Au mois de décembre, j’ai publié sur mon blog un article sur le choc entre deux événements concomitants : le fait que le prince Harry ait été obligé de quitter l’Afghanistan, devenu une cible après la révélation de sa présence parmi les soldats britanniques ; l’élection de Jean Sarkozy à la présidence du conseil général des Hauts-de-Seine. On m’a demandé si je n’étais pas royaliste ! J’ai rappelé que le président Doumer avait perdu quatre de ses fils pendant la Première Guerre mondiale – un cinquième est mort après la guerre des suites de ses blessures… On ne doit pas seulement envoyer des hommes du peuple se battre au loin, les enfants des hommes d’État doivent eux aussi prendre part aux opérations militaires.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 935 de « Royaliste » – 17 novembre 2008
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