Dans un nouveau livre qui suscite un large débat, Emmanuel Todd explique l’étrange victoire de Nicolas Sarkozy et l’illogisme apparent de ses premières décisions par l’effondrement du système idéologique français. Le malaise dans la démocratie s’aggrave et l’affrontement des classes se durcit. Il nous faut dès à présent envisager les issues possibles aux crises qui nous frappent dans le même temps : trois hypothèses sont possibles, que notre invité examine avec prudence.

 

Royaliste : Ce livre mêle de violentes polémiques à des analyses de fond. C’est peu banal pour un chercheur…

Emmanuel Todd : Nous vivons dans une société très violente mais les élites répandent du matin au soir de douces et rassurantes paroles. En attaquant ces élites, je voudrais qu’elles se mettent au niveau de violence de la société et de l’économie. Je voudrais aussi me mettre au niveau de Nicolas Sarkozy qui est le seul à pratiquer l’agression verbale contre diverses catégories de Français.

Mais, dans ce livre, j’ai surtout voulu replacer le comportement des élites dans les mouvements de fond de notre société.

Royaliste : L’élection présidentielle de 2007 vous a déconcerté…

Emmanuel Todd : Oui. Je pensais que Nicolas Sarkozy ne pouvait pas être élu président de la République. Je me suis trompé et j’ai cherché à comprendre mon erreur. L’explication qui me semble la plus pertinente, c’est qu’il n’a pas été élu malgré ses défauts mais grâce à ses défauts. Ce qui pourrait nous permettre de comprendre certains aspects de la société française. Le deuxième tour a été caractérisé par l’affrontement entre les électeurs qui avaient peur de Nicolas Sarkozy et ceux qui avaient peur de Ségolène Royal. Ce sont ces derniers qui ont assuré la victoire de Nicolas Sarkozy, dans une consultation qui était principalement marquée par des réactions de rejet.

Cela dit, je n’ai jamais publié de livre aussi peu définitif. J’ai simplement voulu fournir beaucoup d’éléments explicatifs afin que, plus tard, nous puissions comprendre ce qui s’est passé.

Royaliste : En quel sens peut-on parler d’un moment Sarkozy ?

Emmanuel Todd : Dans le moment Sarkozy, ce qui est important ce n’est pas Sarkozy, c’est le moment : c’est cette période singulière que nous avons connue avant, pendant et après l’élection présidentielle, quand il se passait n’importe quoi.

Il y a eu d’abord l’appel du pied à l’extrême droite lors des émeutes de banlieues de 2005, puis lors des incidents de 2007 à la gare du Nord. Élu grâce à une partie des voix du Front national, Nicolas Sarkozy fait une ouverture à gauche, ce qui ne va pas de soi, ce qui aurait été impossible à certaines époques. Il revendique l’héritage de la gauche – Jean Jaurès, mais aussi Guy Môquet – au moment même où il fait des cadeaux aux plus riches. Cela signifie que nous en sommes arrivés au point zéro de l’idéologie : le système idéologique français, qui avait pour composante le gaullisme, le communisme, le socialisme démocratique, la droite traditionnelle, a disparu.

Royaliste : Quelle est votre interprétation de cet effondrement ?

Emmanuel Todd : Ce processus de décomposition idéologique s’explique selon moi par un élément religieux : la crise terminale du catholicisme. Le catholicisme couvrait naguère tout un espace géographique et électoral et le Parti communisme occupait un autre espace en s’opposant à l’Église. Cette confrontation donnait sa dynamique à notre système politique. La crise du catholicisme et la crise du communisme ont provoqué une déstructuration générale qui a permis l’élection d’un homme qui peut dire n’importe quoi sans que les commentateurs attitrés s’en inquiètent ou s’en indignent. La victoire de Nicolas Sarkozy s’explique parce que les grandes croyances se sont effondrées.

Certes, beaucoup dans la classe dirigeante se dressent contre le péril musulman mais l’islamophobie de nombreux militants laïcs n’est qu’un effet de l’incroyance. Le vide religieux a créé une angoisse qui explique beaucoup de phénomènes de violence mais cela ne signifie pas que nous sommes dans une société de détraqués : il n’y a pas de retours de religiosité morbide comme aux États-Unis, les couples français continuent à faire des enfants, les crimes de sang sont en diminution. La société française semble donc avoir bien absorbé le choc de l’incroyance généralisée.

Royaliste : Comment envisagez-vous la question lancinante de l’éducation ?

Emmanuel Todd : Je note que Nicolas Sarkozy n’a pas fait Sciences Po, que Henri Guaino n’est pas énarque : c’est peut-être pour cela qu’ils ont réussi, à une époque où les bons élèves (Laurent Fabius, Alain Juppé…) provoquent l’exaspération. Le ressentiment des groupes sociaux peu ou pas diplômés à l’égard de ceux qui ont fait un excellent parcours scolaire et universitaire est une réaction caractéristique dans tous les pays développés.

Sur les questions éducatives, ma vision est nuancée : il y a un énorme progrès éducatif après la Seconde Guerre mondiale puis il y a eu une stagnation à partir de 1995 avec 33 % d’élèves obtenant le baccalauréat général. Cette stagnation explique le pessimisme ambiant, qui a été poussé à l’extrême par les théoriciens du déclinisme comme Nicolas Baverez. Mais cette stagnation statistique masque une progression car les groupes âgés, peu diplômés, quittent la vie active et sont remplacés par des groupes plus diplômés.

Royaliste : Il y a une relation étroite entre l’éducation et la démocratie…

Emmanuel Todd : Oui. Il y a un rapport mécanique entre l’alphabétisation et la démocratie dans tous les pays du monde. En Europe, il y a toujours une alphabétisation de masse mais nous avons assisté à une nouvelle stratification : les groupes très diplômés ont creusé un fossé avec les autres groupes par leurs propos méprisants à l’égard d’une population jugée incapable de comprendre les enjeux essentiels – souvenez-vous des discours de la classe dirigeante au moment de Maastricht. Ce phénomène de subconscient social inégalitaire est au cœur de l’ébranlement de la démocratie : le mépris élitiste provoque la réaction populiste.

Pendant cette période d’ébranlement du système égalitaire, nous avons vu se mettre en place le libre-échange : c’est un système qui aboutit à maximiser les inégalités économiques entre les pays riches et les pays pauvres et au sein des sociétés développées qui importent ce que nous appelions le tiers-monde. Mais le libre échange n’est pas la cause première du phénomène. Il faut se demander pourquoi les sociétés développées ont accepté la mise en place du libre-échange, alors qu’il serait facile d’y renoncer. Pour moi, les explications sont culturelles, elles tiennent à l’évolution des mentalités.

Royaliste : Vous distinguez deux temps dans la stratification éducative.

Emmanuel Todd : Dans L’illusion économique, j’avais étudié le premier temps : je montrais une configuration sociale assez désespérante en raison de la stabilité de la pyramide sociale : 20 % de privilégiés de la culture et de l’économie contrôlaient 50 % du revenu national. En ce cas, rien ne bouge.

Depuis une dizaine d’années, nous sommes entrés dans une nouvelle phase : les privilégiés du système ne sont plus que 1 % de la population – qui continue à produire 33 % de bacheliers chaque année. Or les diplômés gagnent peu d’argent. Nous allons vers une lutte des classes qui a perdu son caractère religieux ou antireligieux mais qui sera très dure car la mobilisation de nombreux groupes sociaux contestataires redevient possible.

Royaliste : Quelles sont selon vous les issues à la crise de la démocratie ?

Emmanuel Todd : Il faut voir sur quelles variables il est possible d’agir à court terme.

L’éducation présente une grande inertie, la religion évolue sur de très longues périodes. Reste le système économique. Le libre-échange est en conflit avec l’idéal démocratique : il augmente les inégalités et il fait baisser les revenus. De plus les élites n’admettent pas que ce système soit mis en discussion. Or de très nombreux citoyens ont parfaitement compris la malfaisance du système – y compris les moins diplômés.

Les affrontements électoraux entre droite et gauche ne reflètent absolument pas cette opposition sur la question du libre-échange, ce qui donne des élections présidentielles aberrantes : Le Pen contre Chirac en 2002, Ségolène Royal contre Nicolas Sarkozy en 2007. Ces deux derniers candidats ont eu beaucoup de mal à lancer leur campagne et ils n’ont réussi à s’imposer l’un contre l’autre qu’en faisant de la surenchère identitaire. Aujourd’hui encore, le Parti socialiste amorce seulement le débat sur le libre-échange et il lui reste encore beaucoup de chemin à faire.

Pour résoudre cette contradiction j’évoque trois issues possibles :

La première, à laquelle je ne crois pas, c’est l’ethnicisation de la démocratie (Français de souche contre musulmans) qui est bien dans la logique du sarkozysme et qui ruinerait la dimension égalitaire de notre nation. Le Front national était un parti identitaire parce qu’il était parvenu à transcender les différences de classe dans la détestation des maghrébins. Or Sarkozy n’a pas capté tout l’électorat du Front national : en 2007, les ouvriers sont restés au Front national et ce sont les petits commerçants et des personnes âgées qui ont basculé en faveur de Sarkozy. L’effondrement du Front national permet la remontée du conflit traditionnel entre les classes. La droite continue à penser qu’elle continuera à gagner les élections grâce à la thématique identitaire : d’où les expulsions de clandestins, le ministre de l’Identité nationale, la mise en scène de l’origine ethnique de membres du gouvernement. Je pense que cette tactique va échouer.

Deuxième issue : celle du protectionnisme européen. C’est la solution que je propose et qui est aussi la vôtre. Je n’insiste pas.

Troisième issue qui pourrait être choisie par les partisans du libre-échange. Confrontés à une grande majorité d’électeurs hostiles à leur dogme et souhaitant conserver ce système, ils seront portés à supprimer le suffrage universel à certains niveaux : pour ce qui concerne l’Europe, vous savez que le référendum est d’ores et déjà supprimé. Dans une situation de crise économique et sociale, le risque d’une restriction de la liberté de suffrage est très important. On parle du retour de l’État mais ce n’est pas celui de la Libération. En Europe, nous avons déjà connu l’État au service des riches et des banques : c’est l’État fasciste.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 942 de « Royaliste », 23 février 2009.

Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, 2008.

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