Daniel Lindenberg : « Nous sommes dans une situation de panne idéologique »

Juin 25, 1990 | Entretien, Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Auteur de plusieurs livres sur l’histoire des idées contemporaines, Daniel Lindenberg a participé à la rédaction d’un ouvrage collectif (« Dernières questions aux intellectuels », aux éditions Orban) qui reprend le problème toujours actuel de la nature, de la responsabilité et de la spécificité d’une intelligentsia française dont on annonce régulièrement le décès, malgré son évidente vitalité.

Royaliste : Pourquoi un nouveau livre sur les intellectuels ?

Daniel Lindenberg : La question des intellectuels est une spécialité française : il n’y a pas d’autre pays où l’on pose tous les dix ans la question des intellectuels comme une question tout à fait urgente à résoudre. Or elle ne trouve jamais de solution pour diverses raisons et d’abord, comme le montre Pascal Ory, parce qu’on n’arrive jamais à s’accorder sur une définition. En effet, un intellectuel n’est pas quelqu’un qui a une activité intellectuelle, comme par exemple un ingénieur ; ce n’est pas une question socio-professionnelle mais une question politique, et c’est ainsi qu’elle s’est toujours posée dans l’histoire.

Royaliste : Quand commence-t-on à parler des intellectuels ?

Daniel Lindenberg : Le mot date de la fin du 19ème siècle, mais la question apparaît un bon siècle avant, à l’époque des Lumières, lorsqu’on commence à faire le procès d’un être étrange, qu’on appelle l’homme de lettres, qui n’est pas exactement l’écrivain : c’est quelqu’un qui s’exprime par la plume et qui s’efforce de détrôner le pouvoir spirituel existant. Au 18ème siècle, l’homme de lettres se bat contre l’Eglise : c’est Voltaire, c’est la République des Lettres. Après la Révolution française, cet homme de lettres sera mis en procès par Bonald, par de Maistre et plus particulièrement par Burke qui dénonce l’intellectuel moderne. Celui-ci est décrit comme un homme sans racines, sans traditions, qui, à partir de déductions abstraites, veut détruire l’œuvre de plusieurs siècles et qui est l’agent de la Révolution. Par la suite, le schéma n’évoluera guère, à ceci près que, pendant tout le 19ème siècle français, l’homme de lettres va asseoir son pouvoir :  c’est le « sacre de l’écrivain » dont parle Paul Bénichou. A cette époque déjà, il ne s’agit pas d’une classe ou d’une catégorie sociale ; les intellectuels sont ceux qui sont reconnus comme tels, qui sont sacrés comme prêtres de ce nouveau pouvoir spirituel.

La catégorie de l’intellectuel se cristallise à la fin du 19ème siècle, au moment de l’affaire Dreyfus. Mais il n’y a pas que l’Affaire. Pour que les intellectuels apparaissent pleinement, il faut l’anthropologie matérialiste de l’époque qui prétend distinguer entre les différents types humains à partir de l’hypertrophie ou de l’absence de certaines fonctions. Ainsi Lombroso estime que certaines personnes ont une hypertrophie intellectuelle, une maladie de l’intellect qui fait que le génie côtoie la folie. Intellectuel est alors une injure, et c’est en ce sens péjoratif que le mot est repris par Barrès : il dénonce les professeurs, les écrivains qui prennent parti pour Dreyfus, au nom de l’enracinement contre les déracinés. Les dreyfusards reprendront ce terme infamant comme un drapeau. Mais ce qui est intéressant, c’est que nous observons à ce moment la forme terminale de cette sacralisation de l’homme de lettres : ce n’est plus seulement l’écrivain, ni l’artiste, mais le savant.

Dans le combat entre l’Eglise et l’Etat, qui est une des clés de l’histoire française, vous savez que la République constitue l’Université autour de l’Ecole normale supérieure. Le bibliothécaire de cette école, Lucien Herr, qui est socialiste-révolutionnaire, va jouer un rôle aujourd’hui méconnu mais très important. C’est sous son influence que l’intelligentsia française va vouloir aller au peuple (les Universités populaires), et c’est à cette époque qu’on voit apparaître la figure de l’intellectuel de gauche qui va dominer la scène française jusqu’en 1970 environ.

Nous avons au 19ème et au 20ème siècle les deux tentations du pouvoir spirituel à la française : soit il se constitue en une sorte de contre-église, avec la tentation de l’ésotérisme et il demande un statut privilégié au nom de l’intelligence : c’est la version qui va subsister à droite avec Maurras et son idée du « parti de l’intelligence ». L’autre position résulte de la mission que s’assigne cette contre-église : conduire le peuple au progrès, au bonheur à travers le parti politique de gauche – notamment le Parti communiste. La longue histoire des intellectuels et du P.C. est déjà contenue dans l’attitude de Lucien Herr. Bien sûr, la figure emblématique de la position populiste sera Sartre, avec sa recherche jamais aboutie d’une auto-dissolution de l’intellectuel dans le peuple. Nous ne sommes plus là dans l’univers de la pensée rationnelle : les intellectuels français sont assez proches d’une certaine forme de gnose, c’est-à-dire que le combat du bien et du mal doit se décider à travers eux et à travers un petit nombre d’élus, qui savent comment éviter la catastrophe. De temps à autre, il y a un homme comme Sartre, comme Camus, comme Finkielkraut qui se lève, dans une attitude prophétique, pour dire un certain nombre de vérités. C’est là une position très ambitieuse, qui n’est pas exempte de défauts.

Royaliste : Quels sont ces défauts ?

Daniel Lindenberg : Il me semble qu’il y a chez les intellectuels une extraordinaire amnésie : c’est la catégorie de la société qui connaît le moins bien son histoire. Pour un intellectuel, tout recommence toujours à zéro, et c’est ainsi depuis Descartes. La question de la culture, de la révolution, de la démocratie, c’est toujours comme si elle était posée à partir de lui. Il y a là quelque chose d’assez névrotique, qui tient sans doute au fait que l’intellectuel est l’homme qui s’est élevé contre la tradition comme le montre Blandine Barret-Kriegel : le refus de l’histoire a laissé le clerc français sans fil conducteur, sans mémoire. Il y a donc une amnésie constitutive, et une déprofessionnalisation, c’est-à-dire un déficit d’enracinement dans un travail intellectuel donné.

Sartre est très significatif : il a voulu être un politique, un, philosophe, un artiste, donc incarner toutes les positions possibles de l’intellectuel, ce qui a fait qu’il n’a été le premier nulle part. Le génie de Sartre est dans le fait, presque pathétique, de vouloir occuper tous les champs possibles de la fonction intellectuelle, le tout ficelé par l’attitude prophético-politique. D’où la dernière critique que l’on peut adresser aux intellectuels français, qui est la surpolitisation. Les intellectuels français, dès le 18ème siècle, ont suspendu la question de la vérité à la question de la prise de parti, ce qui n’est pas toujours la même chose : devant un événement, l’intellectuel français est souvent un homme qui se demande à qui ça sert, plutôt que de chercher à savoir ce qui s’est passé, et de s’interroger sur la valeur intrinsèque de tel acte. C’est encore vrai aujourd’hui : ce qui reste quand on n’est plus communiste, c’est cette surpolitisation qui fait passer au second plan la vérité et la justice.

La spécificité de l’intellectuel français vient du fait que nous ne savons pas quoi mettre à la place de l’Eglise. Les religions civiles qui ont été proposées (notamment par la 3ème République) ont échoué, et les intellectuels viennent suppléer à cette carence.

Royaliste : Qu’en est-il à l’étranger ?

Daniel Lindenberg : On parle des intellectuels allemands, italiens, japonais, mais il n’y a aucun parallèle possible entre la situation française et les pays étrangers. Par exemple, aux Etats-Unis, on trouve des gens qui occupent des positions culturelles très importantes, mais on ne demande pas à Harvard comment on va voter. De même, l’intellectuel pétitionnaire – forme suprême de l’activité intellectuelle dans notre pays, expression de son pouvoir spirituel – est très rare à l’étranger. Pourquoi ? Parce qu’on ne va pas demander à des gens qui n’y connaissent rien de traiter une question. Aux Etats-Unis, on respecte – peut-être trop – le spécialiste dans un pays marqué par le mépris de la pensée. En outre, les Etats-Unis ont une religion civile qui les rend étrangers à nos problèmes et à nos luttes. Au Japon, les intellectuels sont introuvables comme le montre le japonais qui a essayé d’écrire un livre sur cette question. En Allemagne, les seuls intellectuels qui ont constitué quelque chose comme une intelligentsia sous la République de Weimar, c’était les intellectuels juifs, isolés, critiqués comme étrangers à l’esprit allemand. En Allemagne, comme dit Heidegger, il y a un service du savoir, un service des armes, un service spirituel, qui constituent trois façons de servir l’Etat. La problématique du contre-pouvoir, de la contre-église, essentielle en France, est incompréhensible en Allemagne. Les intellectuels s’engagent (Gunther Grass) mais comme citoyens, alors que l’intellectuel français ne se regarde pas comme un simple citoyen.

Royaliste : Peut-on parler de la mort des intellectuels ?

Daniel Lindenberg : Le thème revient souvent. On nous explique que, en raison du progrès technique, de la télévision, la position de l’intellectuel est désormais archaïque et qu’il va disparaître. Je n’y crois pas. Les changements techniques et politiques qui se sont produits depuis le 19ème siècle n’ont en rien modifié la position étrange de cette caste qui vit au cœur de la société français et qui suscite un intérêt majeur parce que chacun sent qu’il s’agit là d’un pouvoir dont il est tentant de démasquer les représentants.

Quand on dit qu’il n’y a plus d’intellectuel, on dit en fait qu’il n’y a plus d’intellectuel comme Sartre. Mais il y a toujours des gens qui vont répondre aux questions dernières, aux questions qu’on posait autrefois au clergé. Il est significatif que les intellectuels français se soient investis dans le marxisme et dans la psychanalyse. Le psychanalyste répond aux questions globales que se pose la société sur un mode ésotérique tout en assumant le rôle du prêtre traditionnel (confession, etc.). Aujourd’hui on voit les psychanalystes essayer de dire une vérité dans le domaine politique, là où les spécialistes ont échoué. C’est là une position cléricale typique, qui n’est en rien bouleversée par le fait que l’intellectuel s’exprime plus par le biais de la télévision que dans telle ou telle revue.

Royaliste : Y a-t-il mort des idéologies, ou possibilité d’en voir apparaître de nouvelles ?

Daniel Lindenberg : La mort des idéologies est une problématique anglo-saxonne. Je pense pour ma part qu’il n’y a pas de société sans contradiction, et que l’utopie d’une société sans contradiction est meurtrière. L’idéologie étant l’élément spirituel de la contradiction, la lutte des idées me paraît interminable. Il n’y a donc pas plus de mort des idéologies que de fin de l’histoire, selon la thèse exprimée récemment par Fukuyama qui voit le triomphe du capitalisme sur toute la planète. C’est là la forme américaine de l’utopie : les Américains, qui vivent dans un pays sans histoire, seraient bien contents d’évacuer celle-ci. Ils seraient heureux dans un monde saint-simonien, sans histoire et sans politique. Mais ce monde n’a aucune chance d’advenir.

Ce qui est vrai, c’est que nous sommes dans une situation de panne idéologique, les intellectuels étant dans le scepticisme, voire dans le nihilisme. Mais cette situation ne durera pas. Et il n’y aura pas non plus de retour pur et simple à des idéologies anciennes, sous forme de tel ou tel intégrisme. Une société ne peut vivre sans idéologie, et nous verrons en apparaître de nouvelles, mais pas nécessairement en France.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 540 de « Royaliste » – 25 juin 1990

 

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