Revue de “toutes les France qui racontent la France”, la revue Zadig nous donne dans son dixième numéro une nouvelle occasion de tenter de comprendre ce qui se passe dans la tête d’Emmanuel Macron. Au fil d’une prestation époustouflante, les surprises ne manquent pas.
Un président de la République qui explique sa relation personnelle à la France, pourquoi pas ? La prestation est formellement réussie : les évocations de l’enfance et de la jeunesse sont bien écrites ou réécrites : c’est une jeunesse sage, celle d’un étudiant qui n’a jamais participé aux événements – par exemple la grande grève de 1995. Le regard porté sur différentes régions est à la fois lucide et amical, informé et empathique – un regard qui sait embrasser les grands espaces tout en restant au plus près des forces “telluriques”, l’adjectif est de lui.
Comme c’est bon de se sentir aimé ! Car Emmanuel Macron aime toutes les régions et toute la France, la langue française et ce peuple turbulent qui lui donne parfois bien du souci. D’ailleurs, c’est mieux que bien. Nous ne sommes pas seulement aimés, nous sommes compris ! Ce qui est formidable, c’est que cet homme qui nous observe du haut de sa colline évidemment inspirée comprend tout. Il a vu la désindustrialisation, et il a su que c’était mal. Il a vu les Gilets jaunes et il a compris leur colère. Il a vu partout “la même inquiétude » et il a su qu’elle “venait de loin”, il a perçu le « sentiment d’injustice” et d’une « trahison démocratique”…
On se dit que ce président si compréhensif va annoncer des mesures de justice sociale mais non, c’est beaucoup plus subtil que de basses concessions salariales. Ce peuple trahi est digne d’éloges car il fait preuve de “solidité”. Solidité des crânes sous les coups de matraque ? Ce serait une considération par trop vulgaire pour un esprit aussi délié : “Nous sommes un peuple très résistant. On s’embrase sous le coup de colères. Il y en aura sans doute d’autres. Mais nous sommes extraordinairement tenaces, attachés à nos équilibres”. Quels équilibres ? Ils ne sont pas indiqués mais l’analyse est claire : les Français sont de grands enfants qui se mettent à tout casser dans la rue quand ils subissent l’injustice et la trahison mais après ils retournent à leurs petits équilibres, les joues rouges des taloches reçues, tandis qu’une gouvernance éclairée s’occupe des choses sérieuses. Merci, M. Macron, d’avoir si bien résumé la vision oligarchique du peuple français.
A ceux qui objecteraient qu’un tel cliché ne peut sortir d’un si grand esprit et que mon interprétation du propos présidentiel est pure malveillance, je rappelle qu’Emmanuel Macron est un adepte du cliché. On se souvient que, face à la pandémie, il avait pris la pose de “Clemenceau dans les tranchées” et de “de Gaulle à Montcornet”. L’an passé, il s’était mis dans le cliché – sans d’ailleurs que le virus batte en retraite. Cette fois, il reprend les clichés sur la France occupée et interprète le discours prononcé par de Gaulle à Paris le 25 août 1944 à la manière d’un communicant de troisième ordre. Pire : il se présente en philosophe de l’histoire, en démiurge d’une mutation civilisationnelle pour laquelle il mobilise les plus fatigués de tous les clichés.
Écoutons le prophète des temps nouveaux : “Je relierais en effet la période que nous vivons à la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance. C’est l’époque des grandes peurs, de phénomènes qui forgent un peuple, je dirais même de la réinvention d’une civilisation”. Parmi ces phénomènes, Emmanuel Macron avait cité quelques lignes plus haut “les grandes jacqueries, les grandes épidémies” qui s’ajoutaient aux grandes peurs et qui avaient stimulé “la capacité à embrasser le futur, à se projeter…”
Cette rafale de clichés pose de difficiles problèmes d’interprétation. Bien sûr, le propos macronien révèle un progressisme naïf dont on devrait pouvoir trouver trace dans les cercles les moins éclairés de la petite-bourgeoisie au milieu du XIXe siècle. Bien sûr, ce progressisme naïf inspire une volonté bien peu raisonnable – pour ne pas dire plus – d’être le génie qui tire le pays de l’obscurantisme et l’accouche d’une nouvelle civilisation. On peut d’ailleurs trouver assez drôle qu’Emmanuel Macron prenne la pose d’un homme qui va écrire un nouveau chapitre de la légende des siècles, alors qu’il risque de se faire démolir dans un an par une petite française de rien du tout, puisqu’elle n’a pas fréquenté les grandes écoles…
Cette petite drôlerie nous renvoie à une énigme. Nous savons qu’Emmanuel Macron a été le collaborateur de Paul Ricoeur. Nous nous souvenons que ce brillant énarque a rédigé un mémoire sur l’intérêt général dans la philosophie du droit de Hegel et qu’il a obtenu un DEA de philosophie en 2001 après des études en Hypokhâgne et en Khâgne. D’où le problème : comment se fait-il qu’un homme doté d’un capital culturel aussi considérable en vienne à déverser dans une revue de bonne tenue des propos aussi éculés ? C’est là une vraie question, qui concerne aussi la fraction la plus diplômée de la classe dirigeante.
A la fin du siècle dernier, un étudiant qui visait l’ENA et Normale Sup’ ne pouvait pas ignorer Georges Duby (Le Moyen-Age), Jean Gimpel (La révolution industrielle du Moyen-Age, 1975), Jean Favier (De l’or et des épices, Naissance de l’homme d’affaires au Moyen-Âge, 1987), Etienne Gilson (Le thomisme, Vrin, 1975), tous ouvrages qui montrent que les temps “moyenâgeux”, comme dit M. Macron, n’étaient pas obscurantistes. Quant à la période de la Renaissance, on peut citer Pierre Chaunu (Le temps des Réformes, la crise de la chrétienté, 1975) parmi d’autres ouvrages qui mettent à mal la périodisation macronienne, dessinée au marteau-piqueur : le Moyen-Âge, c’est nul, on se tape dessus tout le temps en se refilant des maladies ; la Renaissance c’est génial, on discute avec des humanistes italiens dans de jolis châteaux.
Comme Emmanuel Macron est très intelligent, deux hypothèses peuvent être formulées. Ou bien le président de la République estime que les lecteurs de Zadig se contenteront de schémas débiles. Ou bien il a choisi, comme tant d’autres dirigeants, de mettre sa culture de côté parce que ça ne sert à rien quand on fait de la politique – sans s’apercevoir qu’un capital culturel qui n’est pas entretenu se réduit comme peau de chagrin et laisse place à un amas de formules plus ou moins brillantes tissées de lieux communs.
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Article publié dans le numéro 1213 de « Royaliste »- Juin 2021
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