Figé par d’innombrables hommages et récits dans une posture héroïque, Charles de Gaulle était en passe de devenir un personnage de légende, exemplaire et impénétrable. Arnaud Teyssier nous permet de saisir la pensée en acte d’un homme d’Etat qui s’est placé dans le mouvement de l’histoire pour en orienter le cours.

Ministre de l’Information de 1962 à 1966, Alain Peyrefitte avait pris l’habitude de noter les propos que le Général de Gaulle lui tenait au sortir du conseil des Ministres. Il en fit un livre (C’était de Gaulle) qui rencontra un écho considérable mais qui eut l’immense inconvénient de placer sur un même linéaire les réflexions approfondies, les provocations ironiques, les bons mots et les tirades plus ou moins reconstituées du locataire de l’Elysée. Dans ces trois tomes, chacun peut venir faire son marché, puisant les formules au gré de ses préférences et de ses répulsions. On aura désormais tout intérêt à lire Peyrefitte et les principaux biographes du Général après avoir étudié et médité l’ouvrage magistral d’Arnaud Teyssier (1).

Depuis un demi-siècle, on évoque le pragmatisme du Général pour excuser les petits arrangements qui conduisent peu à peu à l’abandon du projet gaullien. De Gaulle détestait qu’on s’arrange, sans cependant négliger les circonstances. Son action procédait d’une réflexion rigoureusement construite mais tout à fait étrangère aux grandes idéologies du XXe siècle. Le Général n’a pas de doctrine parce qu’il a une pensée, qui est le fruit de lectures étendues et d’épreuves politiques d’une exceptionnelle intensité. Plus que l’expérience des choses et des êtres, qui peut être menée dans une relative indifférence, ou avec le superbe détachement des esprits supérieurs, l’épreuve implique un plein engagement de l’homme, souvent à son corps défendant. Or, depuis le plus jeune âge, Charles de Gaulle se préparait à l’épreuve suprême par le jeu et par l’étude de l’histoire, avant d’entrer dans l’Armée.

Le futur combattant, blessé deux fois au cours de la Grande Guerre, serait simplement représentatif des jeunes officiers de sa génération s’il ne s’était très tôt soucié de développer, pour lui-même, une pensée cohérente alimentée à de multiples sources. De Gaulle a trouvé chez Henri Bergson sa conception d’un temps qui serait saisi par l’intuition dans son mouvement propre, loin de sa réduction aux mesures scientifiques des quantités de temps écoulées ou à venir. Tel qu’il est saisi par un individu dans sa durée, le temps n’efface pas le passé qui se retrouve dans un présent toujours-déjà projeté vers l’avenir…

Sans doute faut-il voir dans la belle hypothèse bergsonienne l’origine d’une politique tout à fait originale par rapport aux théories, alors en vogue, de la rupture radicale en vue d’un monde nouveau. La révolution gaullienne vise à préserver l’essentiel pour mieux transformer en s’appuyant sur des institutions forgées par l’histoire. De Gaulle déteste la doctrine marxiste de la lutte des classes parce qu’elle prétend décrire et annoncer l’élimination des classes successivement condamnées par la dialectique historique. D’où, à l’inverse, l’idée un peu naïve de l’association du capital et du travail qui fera place au projet, beaucoup plus ambitieux, de Participation.

La durée bergsonienne se concrétise dans le cours de l’histoire universelle et dans celui, singulier, de la nation française. Et c’est selon l’histoire que la pensée gaullienne prend forme puis se déploie. Là encore, De Gaulle ne marche pas sans guides, même si, comme tout écrivain, il oublie volontiers de citer ses sources. Quant aux influences les mieux étudiées, je me limiterai à quelques notations. Le Général s’inspire de Chateaubriand qui voulait “occuper les Français à la gloire, les attacher en haut, essayer de les mener à la réalité par les songes : c’est ce qu’ils aiment” – tout le contraire de la mythologisation-mystification qui a été reprochée à l’homme du 18 Juin. De Maurice Barrès, De Gaulle retient, en opposition à Charles Maurras, que l’histoire de France doit être prise dans son ensemble, assurée tout entière – monarchie capétienne, Comité de salut public, Consulat, Républiques successives – et que tous les Français sont appelés au rassemblement patriotique. L’auteur de L’Argent accompagne le Général qui a éprouvé, plus que tout autre en son siècle, la complexité du lien entre la mystique et la politique. La fameuse formule de Péguy – “Tout commence en mystique et finit en politique” – a été mal comprise. Pendant la guerre, Jacques Maritain refuse de rejoindre le Général parce que “sa faute a été de cristalliser trop tôt son dynamisme en organisation de pouvoir”, ce qui le faisait “tomber dans l’impureté” et empêchait l’entente avec les Etats-Unis. Or De Gaulle n’a pas dégradé la mystique en politique politicienne assortie d’une vindicte internationale. Il a voulu, comme l’écrit Arnaud Teyssier, “cristalliser la mystique en organisation” par le moyen de l’Etat, car “De Gaulle ne pouvait se satisfaire de la position du prophète, s’il était désarmé, ni de celle du héros, s’il reste sans héritage. Il fallait toujours être en prise sur le réel, en prise sur les choses, au nom d’une conception sacrificielle du pouvoir”.

Cette conception sacrificielle est concrètement anticipée par la guerre, à laquelle le jeune officier se prépare en lisant Clausewitz et le comte Jacques de Guibert (1743-1790), auteur du célèbre Essai général de tactique, qui lui enseigne la nécessaire formation d’une élite administrative et le lien essentiel entre la politique intérieure et la politique extérieure – entre la paix d’une société bien ordonnée et la juste mesure de sa souveraine puissance. Lecteur du maréchal de Moltke qui estimait que le monde “pourrirait” sans la guerre, il exprime une idée quasi-hégélienne du sacrifice des biens matériels et de la mise en jeu de la vie qui lui permet d’affirmer sa liberté en même temps qu’il préserve l’indépendance et la souveraineté de l’Etat.

Il n’est cependant pas possible d’évoquer une conception banalement héroïque de l’existence. Avec Clausewitz, De Gaulle pense que l’enjeu de la guerre est politique et en fait la démonstration pendant la Seconde Guerre mondiale. Surtout, il ne vise pas la gloire personnelle sur le champ de bataille ou sur le terrain de la lutte partisane. A l’opposé des froids calculateurs qui veulent le pouvoir pour la jouissance qu’il procure, Charles de Gaulle est tout au long de sa vie un homme qui vit selon ses propres mots dans une “fierté anxieuse”, quant à l’avenir de la patrie et de la civilisation dans laquelle elle s’inscrit. L’orgueil, la dureté, la démesure qui lui furent tant reprochés sont les masques de cette angoisse qui marque cruellement les longues attentes, les combats toujours incertains et les heures décisives.

Cette fierté anxieuse vient d’une relation permanente et intime à l’histoire, en même temps que d’une conscience tôt venue de son propre destin, qu’il n’est jamais sûr de pouvoir accomplir. Comme Péguy, Charles de Gaulle est dans sa jeunesse le citoyen d’une France vaincue – puis le témoin d’une victoire mal assurée. Son premier livre, La discorde chez l’ennemi (1924), est une réflexion sur l’effondrement d’une Allemagne victime de la médiocrité de sa direction politique et des querelles qui la minaient. Dans La France et son armée (1938), il analyse les causes de nos propres défaites et de nos sursauts dont il tirera la leçon en 1946 à Bayeux : “Toute notre histoire, c’est l’alternance des immenses douleurs d’un peuple dispersé et des fécondes grandeurs d’une nation groupée sous l’égide d’un Etat fort”. De Gaulle n’est pas seulement l’anti-Napoléon si bien présenté par Patrice Gueniffey (2), il est aussi l’anti-Lawrence d’Arabie. Un jeune Français libre, François Coulet, décrit Lawrence d’Arabie comme le plus grand des dilettantes modernes qui a vu d’un seul coup d’œil la déliquescence de la vieille Turquie, qui a pu agir avec “la bénédiction d’un Allenby content de n’y rien comprendre”, allant “jusqu’au bout de son plaisir” mais “Son plaisir épuisé, il est parti sans regarder en arrière”. De Gaulle ne dessine pas des royaumes sur le sable. Il prend en charge le présent et l’avenir d’un royaume millénaire. Les revers et les échecs le conduisent parfois au seuil du renoncement, mais il lui est impossible de lâcher prise. L’effort que le Général demande à ses compagnons et aux Français, il se l’impose pour conjurer ses doutes, surmonter ses moments de faiblesse, aller contre ses nostalgies et ses préférences personnelles – et c’est tout particulièrement le cas lorsqu’il doit assumer la décolonisation et régler, avec la dureté que l’on sait, la question algérienne. Les équipées romantiques du colonel Lawrence sont étrangères au lent cheminement de l’homme qui reprend sans cesse le collier, soucieux “d’atteler” – c’est son mot – toutes sortes de serviteurs à la tâche commune. Il ne parviendra pas à atteler Jacques Maritain pendant la guerre, ni Georges Bernanos à la Libération. Paul Reynaud fera défection en juin 1940. Mais le Général solitaire est entouré par la nouvelle élite des Compagnons qui rallient la France libre et la Résistance intérieure – puis admirablement servi à la Libération et après son retour aux affaires en 1958.           

La solitude de l’homme d’Etat est difficile à supporter parce que l’angoisse guette et menace de submerger mais elle permet aussi de poursuivre de silencieux dialogues avec les hommes et les œuvres. Avec Péguy bien sûr. Avec Maurras aussi, auquel De Gaulle démontre qu’il est possible de donner un État à la démocratie et une politique étrangère à la République – j’ajoute que cette juste démonstration s’opère par l’institution en 1962 d’une monarchie élective, fondée sur le consentement populaire qui vient conforter la légitimité historique du Général…

Arnaud Teyssier relève qu’à La Boisserie, face au bureau, à gauche, “se détache sur les rayons de la bibliothèque une volumineuse édition, datant de 1961, des Mémoires du cardinal de Richelieu – l’histoire du règne de Louis XIII composée sur instruction de son principal ministre”. Comme Richelieu travaillant sans relâche à son œuvre théologique, le Général affirme que l’action implique une réflexion permanente et des principes assurés. Tous deux conçoivent leurs missives et les œuvres qu’ils composent au fil du temps comme un enseignement destiné dans l’immédiat aux administrateurs et, plus tard, aux citoyens. Il va presque sans dire que le Cardinal et le Général vivent le service de l’Etat comme un sacerdoce. A ceux qui considèrent la politique comme une compétition excitante sur un terrain stable, De Gaulle ne peut manquer de souscrire à la maxime de Richelieu : “Ceux qui vivent au jour le jour vivent heureusement, mais on vit malheureux sous leur conduite”.

***

1/ Arnaud Teyssier, Charles de Gaulle, L’angoisse et la grandeur, Perrin, 2024.

2/ Patrice Gueniffey, Napoléon et de Gaulle, Deux héros français, Perrin, 2027.

Article publié dans le numéro 1285 de « Royaliste – 7 octobre 2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires