A l’initiative de l’Institut Charles de Gaulle, des Journées internationales se sont déroulées à Paris du 19 au 24 novembre sur le thème « De Gaulle et son siècle ». Parmi les centaines de contributions françaises et étrangères, nous avons retenu celles qui concernent la conception gaullienne du pouvoir et la relation entre le Général et la tradition capétienne.

Dans le débat sur la pensée et la politique gaulliennes, notre journal a souvent souligné l’esprit monarchique des institutions de la 5ème République et l’importance politico-historique des relations entre le Général et le comte de Paris. Illusion rétrospective ? Récupération partisane ou du moins militante ? Certains l’ont soutenu et continuent de le faire, mais les contributions de plusieurs chercheurs aux Journées internationales permettent de dépasser cette querelle en situant la pensée et l’œuvre du général de Gaulle dans l’histoire de la France et par rapport à la question de la légitimité du pouvoir.

Une politique de la mémoire

Histoire et légitimité. Dans une communication intitulée « Politique de la mémoire : politique de la postérité », Odile Rudelle (1) montre que le général de Gaulle se situe dans la continuité d’une histoire nationale qu’il entend assumer tout entière : autant la tradition monarchique de l’Etat, constitutive de la nation française, que les Droits de l’homme proclamés en 1789 et l’héroïsme de l’An II – mais sans « le discours des Temps nouveaux pour un Homme nouveau ». C’est cette mémoire historique qui fait du général de Gaulle l’homme de la tradition créatrice : « loin d’être une contemplation nostalgique des grandeurs passées, dit Odile Rudelle, la mémoire doit être le mobile qui arrache et pousse vers une action dont le succès permettra de créer ces moments d’unité nationale qui font la vie d’un peuple. Mémoire de stratège, la mémoire de Charles de Gaulle est invitation à l’engagement au nom de la fidélité à un passé d’honneur. Ainsi se comprennent la plupart de ses appels, discours ou messages qui sont toujours articulés autour de trois moments : un passé qui oblige, un présent qui choisit et engendre un avenir ouvert à la métamorphose ».

Ce « mariage entre la Tradition et le Progrès » provoquera l’incompréhension et l’hostilité d’une droite et d’une gauche qui s’attachent à l’un ou à l’autre des deux termes d’une synthèse nécessaire. Dans une seconde communication sur « Les droites et le général de Gaulle », Odile Rudelle examine les conflits de légitimité que l’homme du 18 Juin fut amené à soutenir contre les diverses expressions de la droite traditionnelle : conflits majeurs contre Vichy puis contre les militaires partisans de l’Algérie française, conflits mineurs contre le catholicisme de collaboration, contre la vieille droite parlementaire à l’époque du RPF, contre l’atlantisme et l’européisme de la démocratie chrétienne. Au contraire de Bonaparte, dont la politique de force étouffe la liberté, « le génie propre du général de Gaulle sera de retrouver la vérité de la vieille alliance de la Liberté et de la légitimité en mettent, dès les débuts de sa vie publique, son action sous la bannière de la fidélité à la tradition des libertés françaises ». Pas de légitimité sans démocratie – et pas de liberté sans indépendance nationale. Ni la droite ni la gauche ne comprendront ces exigences…

Souveraineté

La légitimité, mais de quel Etat ? La République, mais quelle République ? Dans la communication qu’il consacre à « De Gaulle dans l’histoire française de la souveraineté », Lucien Jaume (2), répond à ces deux questions en prenant pour hypothèse que sa « réforme des institutions […] s’inspirait d’une pensée politique véritable, fortement organisée mais non dévoilée, fondée non sur la réflexion abstraite mais sur la connaissance et la méditation de l’histoire française ».

La pensée politique gaullienne et la réforme de l’Etat qui en procède doivent en effet affronter le problème de la souveraineté une et indivisible posé par la Révolution et (mal) résolu par le régime d’Assemblée ou par le césarisme démocratique. Contre l’esprit réactionnaire désireux d’éliminer le problème par un impossible retour à l’avant 1789, Charles de Gaulle a cherché à dépasser le conflit sur la souveraineté au prix d’une rupture avec la tradition républicaine établie puisque « la réforme gaullienne de l’Etat débouchait sur une autre vision de la République ». Examinant les origines du débat sur la République et la Monarchie, Lucien Jaume rappelle que celui-ci remonte à septembre 1791, lors de l’affrontement entre Mirabeau et Sieyès sur la question de la souveraineté. Qui, du législatif ou de l’exécutif, doit l’incarner dans son unité et son indivisibilité ? On sait que Sieyès l’a emporté, figeant la tradition républicaine dans le principe de soumission de l’exécutif à un pouvoir législatif composé de députés censés représenter la nation. Partisan d’une monarchie rénovée et démocratisée, Mirabeau souhaitait quant à lui que le roi, symbole de l’unité et de la prééminence de la nation, gardien de la souveraineté nationale au-delà des intérêts particuliers des députés et éventuellement contre eux, puisse en appeler au peuple par dissolution de l’Assemblée.

Ainsi Mirabeau anticipe la réforme gaullienne des institutions, qui reprend les principes de 1789 en leur donnant une nouvelle interprétation. Le principe de la souveraineté nationale est maintenu, mais ce n’est plus une assemblée composée de partis qui l’incarne : dans la Constitution de 1958, la fonction représentative est clairement distinguée de la fonction gouvernementale. Il y a bien unité indivisible de cette souveraineté, mais elle réside dans l’Etat qui la garantit, elle s’incarne dans un Président indépendant des partis qui est la clef de voûte des institutions, qui répond de la continuité nationale et qui est le représentant élu de la nation. La rupture avec la vieille tradition républicaine est nette – puisqu’elle refusait l’autorité de l’Etat – mais elle permet une synthèse : « négativement, écrit Lucien Jaume, le pouvoir républicain se définit par le réfrènement apporté aux oligarchies et, positivement, par la responsabilité devant le peuple souverain. Ces deux fonctions relèvent du personnage présidentiel. Aux révolutionnaires, de Gaulle reprend la lutte contre les privilèges, ainsi que la neutralisation des factions ; des libéraux il adopte la recherche d’un pouvoir d’Etat situé au-dessus des partis, mais en y insufflant cette responsabilité dont la prudence libérale s’est défiée et que le bonapartisme avait dévoyée ». La synthèse est forte mais elle recèle, conclut Lucien Jaume, deux « incertitudes » que nous avons souvent soulignées. La première tient à la notion gaullienne de l’arbitrage : « chez Mirabeau comme chez Constant, le monarque pouvait d’autant plus se distinguer du jeu des partis et asseoir son arbitrage qu’il tirait sa légitimité d’une autre source que l’élection. Dans la monarchie constitutionnelle ainsi conçue, le chef de l’exécutif n’a pas à redevenir un jour candidat au pouvoir, ou, postulant, se préparer à le devenir ». Le président élu « doit à la fois jouer d’une légitimité politique, qu’il lui faut susciter et entretenir, et incarner la légitimité de l’Etat lui-même ». De cette fonction ambigüe découle une seconde incertitude qui tient à l’épuisement de cette légitimité politique en cas de crise grave, le Premier ministre ne pouvant plus servir de bouclier ».

La tradition capétienne

De Gaulle héritier de la Révolution française ? Sans aucun doute. Mais sa politique de la mémoire et son sens de la continuité nationale en font aussi un héritier de la monarchie française comme le montre Paul-Marie Couteaux dans son étude sur « De Gaulle et la tradition capétienne ». La contradiction n’est qu’apparente : « républicain, il le fut plus que tout autre, du moins si l’on prend pour mesure de la République l’exigence du bien commun, celle de l’autorité de l’Etat et de l’indépendance nationale.

[…] C’est par la logique profonde de la République que de Gaulle lui a appartenu, pas par les querelles auxquelles elle a pu donner lieu par la suite, notamment dans son opposition à la monarchie. A moins de considérer que le mot République signifie aujourd’hui le contraire de ce qu’il a signifié pendant des siècles, il faut donc, pour comprendre la relations que de Gaulle entretenait avec la tradition capétienne, refuser d’opposer l’esprit monarchique à l’esprit républicain mais plutôt les opposer ensemble au machiavélisme – de même qu’on ne peut assimiler la république à la démocratie puisque, comme on le vit récemment en Espagne, c’est une monarchie qui a restauré la démocratie… ».

On sait que de Gaulle naquit et grandit dans une famille monarchiste et qu’il fut lecteur de « L’Action française » sans devenir pour autant maurrassien, mais l’essentiel n’est pas là : il tient dans l’actualisation de la tradition capétienne qui, rappelle Paul-Marie Couteaux, est tout à la fois « autorité d’un Etat face aux féodalités ; souveraineté d’une nation contre les empires ; rayonnement d’une civilisation à construire sans cesse contre le chaos ». Dans les principes institutionnels du général de Gaulle, dans sa volonté contrariée de régionalisation et de participation, dans sa politique étrangère, apparaît clairement la fidélité créatrice du général de Gaulle – qui ne va pas sans métamorphoses – au projet des rois de France, à l’Etat de justice qu’incarne saint Louis, au pacte millénaire entre la France et la liberté des peuples du monde.

Cette actualisation du projet capétien permet de comprendre les relations entre le général de Gaulle et le comte de Paris, que Paul-Marie Couteaux retrace avec exactitude en s’appuyant sur des textes incontestables (3). Relations si fortes que le Général envisagea la candidature du Prince à l’élection présidentielle de 1965. L’histoire a pris d’autres chemins. Demeure une relation exemplaire au passé monarchique et à la royauté incarnée, qui n’est pas indifférente pour l’avenir. Demeure aussi une influence sur les royalistes, et singulièrement sur la Nouvelle Action royaliste, que certains voudraient effacer (ainsi une communication de Michel Bottin sur « les royalistes et le général de Gaulle » s’arrête, avec une évidente malhonnêteté, en 1973) mais que Paul-Marie Couteaux souligne et commente en s’appuyant sur le témoignage que j’avais rédigé pour les Journées internationales et sur plusieurs articles de « Royaliste ». Il est vrai que la pensée et l’action du général de Gaulle n’ont cessé de nourrir notre réflexion, à nouveau stimulée par celles et ceux qui ont participé aux Journées de novembre.

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(1)   Historienne, auteur de La République absolue, Publications de la Sorbonne, 1982, et de Mai 1958, de Gaulle et la République, Plon, 1988.

(2)   Philosophe et historien, auteur, entre autres, d’un ouvrage sur Le discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989. Cf. aussi son article sur L’Etat républicain selon de Gaulle, revue Commentaire, n° 51, automne 1990.

(3)   Cf. Philippe de Saint-Robert, Les septennats interrompus, Laffont, 1977.

Article publié dans le numéro 547 de « Royaliste » – 1990.

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