De Gaulle ou la révolution permanente – Chronique 225

Oct 18, 2024 | Res Publica

Face à la menace visible d’un anéantissement de la nation française, la capacité gaullienne de résistance ne cessera de frapper les esprits. Mais on y voit trop souvent l’aventure prodigieuse d’un homme résolu, qui retourne avec adresse ou génie une situation désespérée. Ce regard romantique manque l’essentiel, qui s’impose à la lecture de la biographie d’Arnaud Teyssier (1). La force du Général, dans son extrême faiblesse de la fin juin 1940, c’est de s’appuyer sur des principes : celui d’une souveraineté en exil, celui d’une légitimité qui s’affirme dans la défense de la nation. Après la guerre, Claude Mauriac dira que De Gaulle était “fasciné par des principes et, pour cela, invulnérable dans un monde sans principes…”. Je ne reprends pas ici ces aspects de la pensée gaullienne, que j’ai développés dans d’autres articles, pour mieux souligner une conviction trop rarement évoquée : contre les puissances de l’Axe, la France est engagée dans une guerre morale. C’est ce que De Gaulle affirme à Beyrouth en septembre 1942, lors d’un entretien avec un proche de Roosevelt, Wendell Wilkie : “D’un côté, il y a le bien et de l’autre côté le mal et, là-dessus, on ne saurait transiger sans dommage. D’un côté, il y a ceux qui combattent, et de l’autre, il y a ceux qui ne combattent pas”. Ce n’est pas la faiblesse de ses moyens matériels et humains qui interdit toute compromission et tout recul, c’est un principe moral et c’est au nom de ce principe que le Général veut empêcher les Alliés de composer avec Vichy en Afrique du Nord et de promouvoir le général Giraud. De même en métropole, après les débarquements de Normandie et de Provence, il ne peut y avoir le moindre compromis avec “l’autorité de fait” vichyste, qui doit être balayée en raison de sa constante trahison de la morale, du droit et des intérêts de la France. Pétain, Weygand, Laval et Darlan n’ont pas compris que la nouvelle guerre européenne n’était pas une guerre comme les autres, qui trouvent leur conclusion dans un traité de paix assorti, pour le vaincu, de cession de territoires et de paiement d’indemnités. La Deuxième Guerre mondiale est pour De Gaulle une guerre de la civilisation contre le nihilisme professé par l’Allemagne nazie.

De Gaulle n’a pas lu Hegel, mais il est proche de sa conception d’une éthicité (Sittlichkeit) réconciliant l’universalité et la singularité par le moyen effectif de l’Etat, qui trouve sa vérité dans la monarchie constitutionnelle moderne (2). Et c’est bien l’Etat – jamais absolutisé puisqu’il est inscrit dans une visée morale, ou plus précisément dans les principes de la vie éthique – qui est l’objectif de la reconquête gaullienne de la pleine souveraineté française. C’est tout à fait clair lorsque le Comité français de libération nationale devient le Gouvernement provisoire de la République française. C’est le même souci institutionnel qui caractérise l’attitude du Général à l’égard des combattants de l’intérieur. De Gaulle veut “incorporer l’Etat à la Résistance” comme le dit justement Arnaud Teyssier en reprenant une page des Mémoires de guerre. Sur l’ensemble des mouvements, De Gaulle veut s’affirmer comme autorité légitime pour éviter que les différents réseaux soient intégrés aux services de renseignement alliés et à leur stratégie politique. Il faut aussi éviter que le Parti communiste constitue un Etat parallèle et engage le pays dans un phénomène de double pouvoir, l’un légal, l’autre révolutionnaire. Il faut enfin qu’une administration soit en mesure de s’installer immédiatement dans les régions libérées, afin d’éviter toute coopération entre les forces anglo-américaines et les représentants locaux de Vichy. Préfet, Jean Moulin répond admirablement à cette politique de réinstauration de l’Etat en métropole qui donne à la mystique patriotique sa pleine effectivité. L’arrestation du premier président du CNR compliquera la tâche du Général, mais le projet sera méthodiquement mené à bien (3).

L’Etat gaullien n’est jamais envisagé hors de la nation et le gouvernement reste provisoire tout au long de la guerre parce que le peuple ne peut pas s’exprimer selon les règles de la démocratie. Expression du peuple souverain, la représentation nationale est indispensable. De Gaulle, qui n’a jamais aimé les partis politiques et qui n’a pas l’âme d’un syndicaliste, invite les représentants des partis de la IIIe République à rejoindre le Gouvernement provisoire et associe les syndicats. On sait que la Constitution de 1958 reconnaît les partis et groupements politiques, qui concourent à l’expression du suffrage universel… De Gaulle, qui a choisi la République et la démocratie, distingue le jeu politique et partisan garanti par les libertés publiques (la démocratie) et la République qui est la puissance d’incarner l’intérêt général par le moyen d’une armature qui s’est renforcée après la Libération à tel point qu’on peut la décrire avec Arnaud Teyssier sous la forme de quatre constitutions – administrative, économique, sociale et militaire – évoquées dans d’autres articles.

Il y a une dialectique entre la République et la démocratie, comme il y a une tension permanente entre le souci de l’intérêt général et les désirs multiples des individus. De Gaulle n’ignore pas la société des individus, mais c’est tout un peuple qu’il veut inciter à l’effort. Son angoisse, c’est le laisser-faire, le relâchement des jours qui paraissent paisibles alors que l’ordinaire n’est qu’une modalité de l’extraordinaire. La politique du rassemblement vise à éviter l’enlisement dans ce que Sartre appelait le pratico-inerte. D’où le lien entre la politique intérieure et une politique étrangère qui n’est pas dictée par la volonté de puissance. Arnaud Teyssier cite la réflexion très éclairante d’un universitaire américain, Philip Cerny : “La politique étrangère de De Gaulle n’avait pas pour premier objectif d’accroître le prestige et la puissance de la France en tant que tels. Avec l’idée de grandeur, il s’agissait plutôt de créer un nouveau sentiment national, plus profond, qui permette de surmonter les clivages traditionnels de la vie politique française, en renforçant le consensus autour d’un État raffermi et actif, incarnant l’intérêt général dans le cadre d’un système politique stable” (4).

Pour saisir l’ampleur et la dynamique du projet gaullien, il faut mettre de côté l’imaginaire banal de la révolution comme insurrection populaire conduisant à une conquête de l’appareil d’Etat, dans le style blanquiste ou selon les préceptes léninistes. La conception gaullienne se situe dans la tradition des révolutions libérales – au sens politique – et nationales du XIXe siècle qui conduisent à l’institution de monarchies ou de républiques parlementaires mais il s’y ajoute une volonté de transformation sociale qui se forge pendant la guerre au sein de la France libre, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.

La guerre est la matrice d’une nouvelle révolution française. C’est ce que le Général affirme à Londres, dans son célèbre discours du 1er avril 1942 : “C’est une révolution, la plus grande de son Histoire, que la France trahie par ses élites dirigeantes et par ses privilégiés, a commencé d’accomplir”. Il ne s’agit pas d’un discours de propagande destiné à séduire la gauche, ni d’une célébration patriotique de l’esprit de Valmy. La révolution gaullienne procède d’une longue réflexion qui, dans son premier mouvement, doit beaucoup moins aux catholiques sociaux qu’à Péguy, dénonçant dans L’Argent la “bourgeoisie capitaliste qui a infecté le peuple”. Pendant la guerre, De Gaulle et la France libre adhérent à l’esprit du temps – qui se forme dans les années trente en réaction à la Grande Dépression – et développent une pensée exprimée par Keynes, par Lord Beveridge et par le très peu connu Leonard Woolf, auteur de Barbarians at the Gate, auquel Arnaud Teyssier consacre deux pages éclairantes. Woolf estime en 1939 que la barbarie du nazisme et du stalinisme ne sont que des menaces temporaires alors que le danger principal vient de la barbarie économique qui est à l’œuvre dans la “demi-civilisation” que forment les sociétés française et britannique. L’enjeu de l’après-guerre, c’est l’avènement de nations pleinement civilisées par le moyen de ce qu’on appellera Welfare State ou Etat-Providence dont l’esquisse se trouve dans la Déclaration aux mouvements de Résistance d’avril 1942. J’ai souvent souligné l’ampleur de la révolution accomplie à la Libération, dont Marcel Gauchet vient d’expliciter la portée historique et le sens philosophique (5). La politique gaullienne apparaît de plus en plus nettement comme un projet civilisateur, qui ne se satisfait pas de ses réalisations, jamais pleinement accomplies et toujours menacées. Il faut un effort permanent, une constante projection dans l’avenir qui s’accomplit par une révolution permanente. Arnaud Teyssier explique que De Gaulle avait été presque seul à comprendre que l’Etat ne pouvait assumer à lui seul tout l’effort et qu’il fallait y associer étroitement le peuple français. Tel est le sens de la Participation, qui devait permettre d’associer les travailleurs à la marche de l’entreprise et de contrôler les intérêts privés (6). Le projet fut bloqué par les classes dirigeantes dont De Gaulle voulait dresser le “réquisitoire” dans le troisième tome de ses Mémoires d’espoir. Puis la contre-révolution néolibérale fit son œuvre destructrice, qui paraît rejeter dans un passé révolu tout ce que le général de Gaulle et ses compagnons avaient entrepris et réalisé. A tout moment cependant, l’effort peut être repris. Dans une lettre à Elisabeth de Miribel datée du 7 janvier 1947, Charles de Gaulle écrit : “Et cependant, la source profonde n’est pas tarie, lors même que trop de ruines l’ont, pour un temps, obstruée. Un nombre impressionnant de Français ont pu renoncer à la grandeur, mais la France, elle, s’en souvient et la désire. C’est pour cela qu’elle nous aura aimés”.

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1/ Arnaud Teyssier, Charles de Gaulle, L’angoisse et la grandeur, Perrin, 2024. Voir mes précédentes chroniques 223 et 224.

2/ Cf. Bernard Bourgeois, Le vocabulaire de Hegel, Ellipses, 2000, page 32 et suivantes : “Mais l’unité positive, et non plus négative, de l’universalité et de la singularité réellement reconnues et promues objectivement, l’accomplissement vrai de la vie éthique, c’est l’Etat, lequel atteint lui-même sa vérité dans la monarchie constitutionnelle moderne encore à réaliser, si l’idée en est généralement revendiquée dans l’égal rejet de l’individualisme révolutionnaire et de l’absolutisme de l’Ancien régime”.

3/ Cf. Jean-François Muracciole, Quand de Gaulle libère Paris, juin-août 1944, Odile Jacob, 2024, et ma présentation du livre sur ce blog.

4/ Cf. Arnaud Teyssier, op.cit. page 460.

5/ Marcel Gauchet, Le nœud démocratique, Aux origines de la crise néolibérale, Gallimard, octobre 2024.

6/ Voir la note rédigée par le Général le 5 juillet 1968, intégralement citée par Arnaud Teyssier, page 527.

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