L’affaire des fuites de documents en provenance des états-majors a provoqué, au début du mois de décembre, un trouble que la presse d’opposition s’est employée à accroître : au fil des articles, le malaise est devenu une « grande colère » faisant planer la menace d’un divorce entre le gouvernement « socialo-communiste » et « l’armée de la nation ». Un léger recul permet de ramener l’événement à de plus justes proportions. Les lettres écrites par les chefs d’état-major n’annoncent pas une sédition ; elles sont moins une mise en garde qu’un plaidoyer en faveur de chacune des trois armes, qui intervient au moment où le gouvernement prépare la prochaine loi de programmation militaire.
Une telle réaction est somme toute normale. Comme dans tous les autres pays, l’armée se comporte comme un groupe de pression : en brandissant les impératifs de la défense, elle cherche à obtenir le plus possible de crédits et conteste la moindre remise en cause de son rôle traditionnel. Cette autojustification ne doit cependant pas être prise pour vérité d’Evangile, et la conception générale de la défense du pays ne peut pas être construite sur ces revendications corporatives. Des contradictions peuvent apparaître entre la défense des avantages acquis et les exigences de la sécurité, surtout dans un pays où l’aveuglement des chefs militaires a provoqué, en 1870, en 1914 et en 1940 les catastrophes que l’on sait. La défense de l’armée n’est pas nécessairement la défense de la nation, et c’est au pouvoir politique qu’il appartient de faire les choix nécessaires – même s’ils doivent remettre en cause la doctrine, les traditions, et les intérêts de la caste militaire.
NATURE DE LA MENACE
Ces choix doivent être faits en fonction de la situation de la France et de la nature de la menace qui pèse sur elle. Notre pays n’est plus un empire, il n’a aucune volonté hégémonique et ses voisins immédiats ne sont pas agressifs : une grande armée classique ne se justifie donc pas. Quant à la menace, chacun sait qu’elle se situe à l’Est et qu’elle est de nature nucléaire. Le péril ne vient plus, comme par le passé, de la ruée de millions d’hommes appuyés par des chars et des avions, mais des fusées qui sont braquées sur notre territoire. Longtemps, celles-ci nous ont exposé au risque d’une destruction totale. Aujourd’hui, la nature de leur charge et leur précision offre aux soviétiques la possibilité de détruire seulement les installations militaires fixes (aérodromes, camps, dépôts…) en épargnant les villes, les zones économiques et la population. Face à ce danger, la seule stratégie possible est celle de la dissuasion nucléaire, qui fait peser sur l’éventuel agresseur le risque terrible et insupportable de destructions massives opérées par des fusées embarquées sur des sous-marins qui ne peuvent être détectés.
La révolution stratégique imposée par le fait nucléaire et les récentes innovations techniques dans ce domaine ne peuvent manquer d’entraîner un bouleversement de la structure et des missions de l’armée traditionnelle. Pour la première fois dans notre histoire, cette armée ne doit plus être conçue pour livrer bataille, mais pour décourager l’adversaire. Il ne s’agit plus pour l’état-major d’organiser la levée en masse et d’aligner des millions d’hommes pour la défense de notre sol, mais de mettre en place et de protéger des instruments d’une haute technicité, servis par un petit nombre d’hommes très compétents. Les grandes divisions blindées, les centaines de milliers de soldats qui sont maintenus sous les armes ne sont qu’un héritage lourd, inutile et coûteux d’un passé révolu.
Le malheur est que les militaires ne veulent pas en convenir et que le gouvernement hésite à faire les choix indispensables, soit parce qu’il craint la hiérarchie militaire, soit parce qu’il s’est imprégné de la doctrine que celle-ci a fabriquée et qui correspond, comme par hasard, à son intérêt professionnel. En niant la stratégie soviétique, en négligeant les caractéristiques des moyens militaires installés par l’URSS en Europe de l’Est, l’Etat-Major veut nous faire croire qu’une agression ouverte se déroulerait comme en 1940, avec des chars, des avions et des fantassins venus envahir notre territoire ou, simplement, « tester » notre résistance. Cette perspective a l’avantage d’entrer dans des schémas connus et de justifier la fabrication de matériels tactiques. Mais elle est en réalité absurde car on n’a jamais vu un adversaire s’ingénier à obtenir au prix de grands sacrifices (en matériel et en sang versé) ce qu’il peut atteindre avec rapidité et économie par des moyens nucléaires (1).
UNE MUTATION INDISPENSABLE
En conséquence, les moyens financiers dont nous disposons doivent être mis au service des instruments de la dissuasion nucléaire, seuls efficaces, et non plus gaspillés dans l’entretien de matériel désuets et d’une armée de conscription qui ne joue plus aucun rôle dans la défense du pays. Cela signifie que la « loi de programmation » ne doit plus procéder d’un marchandage avec les états-majors et concessions à leurs doctrines intéressées, mais être l’occasion d’une révolution qui n’a que trop tardé. Cela signifie qu’il faut développer et moderniser notre force nucléaire stratégique, mettre fin au système inefficace et coûteux du « service national » (2) et créer une armée de professionnels, limitée en nombre, très entraînée, qui aura pour mission d’assurer la protection des installations militaires (bases de sous-marins et de fusées…), de protéger les territoires d’outre-mer et d’effectuer les interventions ponctuelles que certains pays étrangers pourraient nous demander.
La sécurité de la nation dépend de tels choix, qui bousculeront évidemment les attitudes conservatrices et la situation personnelle de nombreux membres de l’institution militaire. Mais, après tout, celle-ci a le devoir de servir la nation et non de perpétuer des rites et des méthodes désormais condamnés. Encore faut-il que le pouvoir politique dispose d’une force et d’une indépendance suffisantes pour concevoir et mettre en œuvre cette indispensable mutation. Le contenu de la nouvelle loi de programmation militaire permettra d’en juger.
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(1) Voir le numéro 1 de notre revue « Cité », dont les analyses approfondies doivent beaucoup aux idées que le général P.-M. Gallois a plusieurs fois exprimées dans ce journal et aux « Mercredis de la NAR ».
(2) D’où la campagne que mènent actuellement les Etudiants de la NAR en faveur de l’abolition de la conscription.
Editorial du numéro 372 de « Royaliste » – 23 décembre 1982
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