Denis Collin : « Mécaniser l’esprit est une idée absurde »

Mai 18, 2025 | Entretien

Agrégé de philosophie et docteur de l’Université, Denis Collin a enseigné la philosophie en lycée général et en classes préparatoires et milite en faveur de la popularisation de la philosophie. Invité régulier des Mercredis de la NAR depuis 25 ans, il dénonce dans un ouvrage récemment publié la logique d’asservissement de l’homme à la machine.

 Royaliste : Votre livre a été publié peu avant un sommet sur l’intelligence artificielle réuni à l’initiative d’Emmanuel Macron…

Denis Collin : Nous sommes aujourd’hui confrontés à une vague d’euphorie technologique tout à fait étonnante. L’Intelligence artificielle est en train de tout submerger, on nous en promet monts et merveilles et des investissements massifs sont annoncés.

Or nous pouvons nous trouver devant une bulle spéculative, comme en 2000-2002, lorsqu’on investissait massivement dans Internet. Nous sommes peut-être confrontés à une agitation qui s’inscrit dans ce que Jacques Ellul appelait le “bluff technologique” dans lequel on promet beaucoup plus qu’on ne tient. Il faut surtout voir dans l’Intelligence artificielle un nouveau pas vers cette mécanisation des activités humaines qui a commencé voici 400 ans. Il ne s’agit pas seulement de remplacer les hommes par des machines mais de transformer les hommes en machines. On nous annonce que l’intelligence des machines sera 10 000 fois supérieure à l’intelligence humaine (par quels calculs, on ne sait). Mon logiciel de courrier me propose déjà de résumer les mails que je reçois et d’écrire le brouillon des mails que j’envoie. A terme, cela signifie que les machines se parleront entre elles…

Royaliste : Comment comprendre cette effervescence ?

Denis Collin : Je suis reparti de mon auteur préféré, Karl Marx, en essayant de synthétiser deux aspects de sa pensée : son analyse du Capital et du machinisme et d’autre part un acquis du matérialisme historique : la naissance sociale des catégories de la pensée. Il y a des choses qui ne peuvent pas apparaître tant que la pensée n’a pas atteint un certain niveau de développement. Or la catégorie de la pensée qui apparaît au XVIIe siècle, c’est la mécanique. La mécanique, c’est le fait que les processus physiques sont des processus prédictibles parce qu’ils obéissent à des lois mathématiques. Le mouvement du Capital s’est lié à cette science nouvelle qu’était la mécanique.

Royaliste : Comment ce lien s’est-il noué ?

Denis Collin : Le machinisme s’impose quand on peut commencer à penser le monde comme une mécanique. Sans machinisme, il ne peut y avoir de capitalisme. Dans le Capital, l’âme c’est l’argent, et le corps c’est la machine.

Dans les manufactures, on réunissait sous le même patron des ouvriers qui avaient des métiers à l’ancienne. C’était encore un capitalisme formel. Le capitalisme devient réel quand la machine fait son entrée et permet toute une série de choses. Marx résume cela en écrivant que le capitalisme est passé de la subsomption formelle – l’ouvrier soumis au patron – à la subsomption réelle quand il est soumis à la machine qui est l’incarnation du Capital.

Une machine sert d’abord à produire de la plus-value. Deuxièmement, elle transforme du travail vivant en travail mort. La machine est elle-même du travail vivant transformé en travail mort qui traite le travailleur comme son ennemi. Troisièmement, la machine exproprie le travailleur de sa puissance personnelle. L’artisan à l’ancienne est le maître de ses outils et il est dans une situation de domination par rapport à la nature. Dans le système capitaliste, le travailleur est le serviteur de ses outils : sa puissance personnelle – son intelligence, son savoir-faire – est en quelque sorte expropriée, elle est passée dans la machine. Quatrièmement, la machine est l’instrument de l’aliénation de la vie, qui est la caractéristique fondamentale du mode de production capitaliste. Au passage, je rappelle que le marxisme standard efface cette aliénation pour soutenir le progrès technique, qui serait seulement ralenti par le capitalisme.

Avec le machinisme, dit Marx, la science et la technique deviennent des forces productives directes mais elles ne deviennent des forces productives qu’en détruisant les deux sources de la richesse que sont la terre et le travail. Depuis le XVIIe siècle, nous assistons à une involution de tout le projet scientifique et philosophique, qui était émancipateur et qui s’est transformé en un processus d’accumulation illimitée du Capital.

Royaliste : Comment cette involution s’est-elle réalisée ?

Denis Collin :  Descartes dit que grâce à la science nouvelle qu’il est en train de créer, nous allons devenir comme maîtres et possesseurs de la nature et que nous allons pouvoir créer des machines qui allègeront grandement la peine de l’homme. Tel est le projet grandiose qui va être porté par les philosophes des Lumières – à l’exception notable de Jean-Jacques Rousseau.

L’accumulation du Capital est un processus sans mesure et sans fin. C’est exactement ce que dit Elon Musk, pour qui l’humanité ne peut pas se contenter d’une seule planète. Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production : c’est un modèle qui s’empare de la vie tout entière parce que la mécanique marche trop bien.

Déjà, Descartes avait inventé la théorie des animaux-machines car il considère que les méthodes utilisées pour faire des progrès en physique devraient s’appliquer au vivant. Au XVIIe siècle, cela ne pouvait pas mener très loin mais les triomphes de la biologie moléculaire nous permettent de réaliser ce que Descartes envisageait. De même, les progrès de la médecine et de la chirurgie transforment l’humain en un ensemble de pièces détachées qu’on peut remplacer. Certes, nous sommes contents d’être bien soignés mais nous perdons l’idée de l’unité de l’être humain.

Royaliste : Le modèle mécanique s’applique aussi au fonctionnement des sociétés humaines…

Denis Collin : Dès le XVIIIe siècle, David Hume se demande quelle est la loi de Newton des sociétés humaines. A la mécanique céleste, correspondrait une mécanique des sociétés qui rendrait l’homme prédictible. Au XIXe siècle, Auguste Comte proposait de transférer la politique à des ingénieurs sociaux. Tel est le cas aujourd’hui : nous constatons que les grandes entreprises sont des systèmes planifiés et que les individus sont de plus en plus contrôlés. Notez que le Parlement a récemment adopté la prolongation de l’expérience de reconnaissance algorithmique des comportements menaçants qui avait été mise en place pendant les Jeux olympiques.

Quant à la production artificielle des êtres humains, le modèle mécanique marche très bien. La GPA, la PMA, c’est encore du bricolage ! Dans leurs laboratoires, les Chinois ont réussi à faire naître une souris de deux mâles.. Nous allons vers le Meilleur des mondes prédit par Aldous Huxley.

La production artificielle des êtres humains a un complément : la fusion de l’homme et de la machine. L’être humain est fragile, il a un très mauvais rendement puisqu’il consomme plus de calories qu’il n’en restitue. C’est pourquoi Elon Musk a fondé une société qui a pour but de développer des interfaces homme-machine, par implantation de puces informatiques dans le cerveau humain. Bien entendu, il s’agit de faire le bien puisque ces puces permettront de guérir certaines maladies.

Royaliste : Nous en venons à l’intelligence artificielle…

Denis Collin : Mécaniser l’esprit est une idée absurde, mais c’est une idée qui est en train d’envahir toute la scène industrielle et intellectuelle. Dire que l’Intelligence artificielle peut surpasser l’homme fait partie du bluff technologique. Mais ce qui est en train de se développer, c’est la transformation des hommes en appendice des machines d’intelligence artificielle. D’ailleurs, une étude publiée par Microsoft montre que l’utilisation massive des robots conversationnels – par exemple ChatGPT – abaisse les capacités cognitives, notamment celles des élèves qui y ont recours. Le triomphe de la machine aboutit à l’abêtissement de l’espèce humaine. Nous atteignons donc le stade suprême de la réification – de la transformation de l’homme en chose. C’est ce qu’avait annoncé Günther Anders dans L’obsolescence de l’homme. Nous voyons bien que tous les aspects de la vie sont concernés et on nous force à accepter cet état de fait. Ainsi, le smartphone est le grand vecteur de la transformation de nos relations sociales et c’est l’instrument qui nous oblige à nous connecter pour régler nos affaires.

Il est urgent de démythifier ce système. Les promesses qui nous sont faites ne seront pas tenues. On ne vaincra pas la mort et la technologie ne vaincra pas le mal de vivre. Il ne s’agit pas de dénoncer la technologie mais ce développement sans mesure va rendre la planète invivable. Pourquoi consacrer des centrales nucléaires entières au fonctionnement d’immeubles bourrés d’ordinateurs et occupant des milliers d’hectares pour permettre à des élèves de faire leurs dissertations sans les faire, aux professeurs de faire leurs cours sans efforts et aux étudiants des thèses qu’ils n’auront pas rédigées ? Si nous persévérons dans cette voie, l’humanité ne connaîtra pas le progrès mais sa déchéance. Rosa Luxembourg disait que l’alternative était entre le socialisme et la barbarie. Mais la barbarie, ce n’est pas le retour à un passé de sauvagerie mais un avenir qui serait forgé par la barbarie technologique.

Royaliste : Dans la version iranienne du mythe de Prométhée, le Titan déviant n’offre pas le feu à l’humanité mais la plume et l’encre. Et Platon dit que l’écriture diminue la mémoire de l’homme…

Denis Collin : Platon exagérait un peu mais il n’avait pas tort ! Tant qu’on avait des livres pour les apprendre – pensons aux récitations – il était possible de cultiver sa mémoire. Le jour où Google a remplacé les livres, il devient inutile de se souvenir : on trouve la réponse à une question qu’on se posait, et puis on oublie.

Je ne suis pas certain que nous soyons beaucoup plus intelligents qu’il y a cinq ou dix siècles. Nos ancêtres étaient obligés de résoudre des problèmes très compliqués pour construire les pyramides, le Colisée, les cathédrales… sans le concours de machines qui, aujourd’hui, font les calculs à notre place. Je ne suis pas contre les progrès techniques qui épargnent l’effort physique – j’ai connu les travaux à la campagne avant l’arrivée des machines – mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de progrès sans perte. Il y a donc une question de mesure. Il est bon de remplacer le travail physique exténuant par une machine. Mais confier à une machine le soin de rédiger sa thèse, c’est se rendre dépendant et impuissant. Je ne souscris pas aux paroles de l’Internationale : “Du passé faisons table rase”. Il y a beaucoup à conserver du passé : si on fait table rase, on ne fera rien. Il faut que l’aventure humaine continue !

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Propos recueillis par Bertrand !Renouvin et publié dans le numéro 1301 de « Royaliste » – 18 mai 2025

 

 

 

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