Directeur de recherches au CNRS, historien du mouvement ouvrier, Michel Dreyfus est l’auteur d’ouvrages sur le syndicalisme, les Assurances sociales et le communisme. Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, il rend compte des résultats de la recherche qu’il a menée sur une question très délicate : la contamination d’un nombre significatif de militants de gauche, à différentes époques, par des thèmes antisémites diversement exprimés. Cet « Antisémitisme à gauche » – titre de la récente étude de Michel Dreyfus – risque-t-il encore de nous inquiéter ?
Royaliste : Michel Dreyfus, d’où parlez-vous ?
Michel Dreyfus : Je suis d’origine juive et notamment apparenté à la famille du capitaine Dreyfus, ce qui a eu une énorme importance dans mon histoire personnelle. Athée, laïc et républicain, je revendique les valeurs de la gauche, j’ai beaucoup travaillé sur son histoire et tout particulièrement sur celle du mouvement ouvrier. Dans ce livre, j’ai voulu écrire l’histoire de deux mondes qui n’ont apparemment rien à voir : celui de l’antisémitisme en France, et celui du mouvement ouvrier.
Royaliste : Comment définissez-vous le mouvement ouvrier ?
Michel Dreyfus : Citons rapidement par ordre chronologique : les socialistes utopiques – Fourrier, Proudhon – Karl Marx et la 1ère Internationale, les organisations socialistes puis la SFIO, les anarchistes, la CGT, le PC, les pacifistes de gauche dans les années 1930, etc. L’histoire de ces partis et organisations est bien connue. Celle de l’antisémitisme également. Mais ces deux ensembles ne se rencontrent pas : quelques travaux ponctuels ont été réalisés sur l’antisémitisme et la gauche mais il n’y avait aucun ouvrage général sur cette question. On aurait pu penser que la question ne se posait pas puisque la gauche défend l’égalité, la fraternité et l’universalisme, alors que les antisémites affirment exactement le contraire.
Pourtant, il a aussi existé des liens entre la gauche et l’antisémitisme. Il est d’autant plus nécessaire de les étudier que depuis quelques années, on assiste à une remontée de l’antisémitisme, allant de pair avec des débats passionnés sur les rapports entre l’antisionisme et l’antisémitisme. Il convenait d’écrire cette histoire, en toute rigueur.
Royaliste : Comment avez-vous procédé ?
Michel Dreyfus : Je suis parti du peu de choses que l’on savait sur les manifestations d’antisémitisme à gauche et j’ai fait porter ma recherche des années 1820 à nos jours. J’ai constaté que cet antisémitisme a évolué dans sa formulation et dans son intensité, au cours de l’histoire. J’ai refusé de me contenter d’établir un catalogue de citations, même s’il y en a beaucoup et j’ai tenu à préciser la signification qu’elles avaient au moment où elles étaient employées.
Ainsi, pendant l’affaire Dreyfus, on parle beaucoup de juiverie : ce mot relève aujourd’hui du lexique de l’antisémitisme mais, à l’époque, il est utilisé par l’un des plus ardents défenseurs du capitaine Dreyfus, Auguste Scheurer-Kestner, président du Sénat. Contextualiser est une règle d’or de l’historien. Dans le même ordre d’idées, il faut mesurer les poids respectifs de ceux qui ont un discours antisémite. À l’époque de l’Affaire Dreyfus, le lectorat de gauche ne représente que 8 % du total des lecteurs ; mais à droite, le journal quotidien La Croix, qui diffuse un discours antisémite ordurier, compte 500 000 lecteurs. L’influence des uns et des autres est donc très différente.
Par ailleurs, j’ai travaillé bien davantage sur la presse que sur les archives car je voulais savoir quel était le discours public tenu alors ouvertement sur les Juifs. Enfin, dans toute cette histoire, les images, les représentations qu’on se fait de l’autre comptent bien davantage que la réalité : l’idée qu’on se fait des Juifs et de leur influence, à un moment donné, n’a rien à voir avec qui ils sont réellement. En 1880, il y a en France 80 000 Juifs sur une population de 36 millions d’habitants. Les antisémites n’en dénoncent pas moins leur prétendue toute puissance.
Royaliste : Vous ne faites pas l’histoire de l’antisémitisme de gauche mais de l’antisémitisme à gauche. Pourquoi ?
Michel Dreyfus : Cette différence qui peut paraître minime est fondamentale : il n’y pas des antisémitismes spécifiques, l’un de droite et l’autre de gauche, mais un seul et même antisémitisme dans toute la société française. Il s’organise en cinq grandes périodes que j’ai définies et au cours desquelles il se présente sous différentes formes.
Royaliste : La première est celle de l’antisémitisme économique…
Michel Dreyfus : Oui. Elle va de 1820 à 1880 et s’explique par la conjonction de trois facteurs. La France est le premier pays au monde à avoir émancipé les Juifs en 1791 et confirmation en est faite par Louis XVIII en 1818. Le capitalisme fait alors ses premiers pas et sa critique apparaît sous la plume des socialistes utopiques. Comme la banque Rothschild installée dans plusieurs capitales européennes monte en puissance, des socialistes reprennent le thème médiéval du Juif usurier et dénoncent la banque juive : Proudhon dans une certaine mesure et bien plus le socialiste Alphonse Toussenel qui, en 1845, consacre un ouvrage entier, Les Juifs, rois de l’époque, à ce thème.
Royaliste : Comment qualifiez-vous la deuxième période ?
Michel Dreyfus : À partir de 1880, on assiste en Allemagne, en Autriche et en Russie à l’émergence de l’antisémitisme moderne : il repose sur la notion de race et il est favorisé par la montée de la xénophobie. En 1886, Édouard Drumont publie La France juive. Ce livre connaît un formidable succès jusqu’à la Grande Guerre. Même Zola fait des concessions à l’antisémitisme dans L’Argent ! (1891). Son intervention en faveur du capitaine Dreyfus n’en sera que plus remarquable. Certains anarchistes et socialistes fascinés par Drumont estiment même pouvoir faire un bout de chemin avec les antisémites puisque ces derniers attaquent les capitalistes juifs. Mais l’affaire Dreyfus provoque un changement radical. Avant, on a pu se déclarer antisémite et à gauche. Après, ce n’est plus possible. De plus, une thèse universitaire démontrant pour la première fois qu’il existe un prolétariat juif est publiée en 1898 en Belgique par un chercheur lituanien, L. Soloweitschick : peu à peu, on s’aperçoit que tous les Juifs ne sont pas des capitalistes.
Royaliste : La troisième période est particulièrement significative ?
Michel Dreyfus : L’antisémitisme est beaucoup plus faible durant la Première Guerre mondiale puis la décennie 1920. Mais dans les années 1930 on assiste à son retour violent, d’abord à droite. Cet antisémitisme procède de l’influence diffuse des Protocoles des sages de Sion, livre délirant, fabriqué à la fin du XIXe siècle et qui devient très populaire au lendemain de la Grande Guerre : cet ouvrage influence Hitler et il alimente, en France comme ailleurs, la légende du complot juif. Mais l’antisémitisme se greffe aussi sur le pacifisme, diffusé par ceux, très nombreux, qui sont traumatisés par les massacres de 1914-1918.
Le raisonnement est simple : Hitler mène une politique antisémite ; or les Juifs s’y opposent. Les Juifs sont donc des fauteurs de guerre et ils veulent plonger la France dans une nouvelle guerre mondiale. Léon Blum, chef du Parti socialiste, est partisan d’une politique de fermeté face au nazisme. Il est donc dénoncé de plus en plus ouvertement par les pacifistes comme un Juif belliciste entouré de Juifs bellicistes ; et ce, dans un pays où l’antisémitisme est largement défendu par la presse de droite et d’extrême droite. Beaucoup de ces pacifistes de gauche rallieront Vichy mais dès lors, ils sortent de mon champ d’étude car leur choix les coupe complètement de la gauche. Sur cette question, je renvoie notamment aux travaux de Simon Epstein que vous avez accueilli à deux reprises dans vos réunions et dans votre journal.
Royaliste : Comment expliquez-vous la cécité des historiens de gauche sur les discours antisémites tenus par certains hommes de gauche ?
Michel Dreyfus : Ils ne pouvaient pas imaginer que des antisémites aient pu exister à gauche et ils ne se sont pas posé la question : dans ces conditions, elle ne pouvait être abordée. Il faut souvent beaucoup de temps pour que certaines questions historiques soient véritablement traitées. Ainsi, la mémoire du génocide fut quasiment inexistante en France aux lendemains de la guerre. On parlait beaucoup plus des Résistants déportés que des Juifs exterminés dans les camps et il fallut attendre la décennie 1980 pour que cette tendance se renverse.
Royaliste : Après la guerre, vous distinguez deux formes d’antisémitisme…
Michel Dreyfus : Tout d’abord, le révisionnisme puis le négationnisme, symbolisé par Faurisson et qui a souvent défrayé la chronique, comme vous le savez. Or, Faurisson est le disciple de Paul Rassinier, instituteur, socialiste pacifiste, Résistant et déporté. Il s’efforce de démontrer à son retour des camps de concentration que la Solution finale n’a pas existé et se lie avec l’extrême droite (le journal Rivarol). Son héritage est repris par un tout petit groupe d’ultra-gauche autour de la librairie, La Vieille Taupe. Révisionnistes puis négationnistes sont en très petit nombre mais ils ont fait des ravages à gauche : ainsi Roger Garaudy, ancien dirigeant communiste, a flirté avec les thèses révisionnistes.
J’ai enfin abordé la question du sionisme puis du conflit israélo-palestinien. Très faible à sa naissance au début du siècle en France car les Juifs voulaient s’assimiler, le sionisme progresse un peu durant la Grande Guerre. À partir de 1920, les socialistes soutiennent les sionistes puis ultérieurement l’État d’Israël, alors que le PC est au contraire très critique à l’égard du sionisme puis hostile à Israël. Ces deux tendances existent encore aujourd’hui. Lors de ses deux derniers dîners annuels, le CRIF a refusé d’inviter le PC et les Verts, au motif qu’ils auraient toléré des dérapages antisémites dans des manifestations de soutien aux Palestiniens.
S’il est vrai que l’antisionisme cache parfois aujourd’hui un antisémitisme larvé et que des dérapages ont eu lieu en ce domaine, surtout à l’extrême gauche, la critique de l’État d’Israël était infiniment plus virulente dans les années 1970. Enfin, en raison du conflit israélo-palestinien, les exactions antisémites ont progressé en France depuis 2000. Il convient de mesurer correctement cette triste réalité sans la minimiser mais sans non plus l’exagérer. Et la gauche n’en est pas responsable.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 964 de « Royaliste » – 22 février 2010.
Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche – Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, La Découverte, 2009.
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