De l’Affaire Dreyfus nous savons tout, ou presque. Mais les passions qu’elle déchaîna méritent d’être encore et toujours méditées.

Dans tous les ouvrages qui paraissent à l’occasion du centenaire de la condamnation du malheureux capitaine, l’une des approches les plus intéressantes privilégie les acteurs de l’Affaire, et d’abord son personnage principal : Alfred Dreyfus est devenu tellement symbolique qu’on aurait tendance à négliger cet officier laïque et républicain, ardemment patriote, qui souffrit dans son honneur, dans sa chair et dans ses affections les terribles moments du procès, de la dégradation et du bagne. Heureusement réédité, le récit d’Alfred Dreyfus préfacé par Pierre Vidal-Naquet (1) est la meilleure introduction possible à cette affaire embrouillée.

Quant aux protagonistes de l’Affaire, nous avons appris à l’école que la gauche était pour Dreyfus et les droits de l’homme, et que la droite était contre par passion antisémite et militariste. L’équipe de la revue « Mil neuf cent » a eu l’heureuse idée de reprendre la question sous une forme inédite en s’interrogeant sur les raisons de ces engagements passionnément contradictoires.

Pour Jacques Julliard et les invités d’un colloque dont la revue publie les contributions (2), il ne s’agit pas d’examiner les rapports de force, ou de reprendre le vieux thème de la naissance des intellectuels, mais de demander, tout simplement, comment les uns et les autres ont été amenés à prendre position. Tout simplement ? La politique n’est pas la guerre : ceux qui s’engagent dans un débat doivent, à la différence des militaires, prendre une décision sur le parti qu’ils adopteront. Or,  sur les questions cruciales, les décisions ne sont jamais déterminées à l’avance. Julliard cite à cet égard une réflexion très juste de Léon Blum, dans ses « Souvenirs sur l’Affaire » : « Toute épreuve est nouvelle et toute épreuve trouve un homme nouveau ». D’où les itinéraires surprenants de certains pendant la guerre d’Algérie (Jacques Soustelle par exemple) et sous l’Occupation (on y rencontra des Cagoulards résistants et des anarcho-syndicalistes germanophiles).

D’ordinaire on s’empresse d’expliquer ces choix, en apparence aberrants, par la psychologie ou par de bas intérêts. Il faut au contraire prendre le temps de refaire des cheminements intellectuels, et avoir l’humilité de reconnaître que l’évidence de certains choix n’apparaît qu’après coup. Tel est le cas pendant l’Affaire : le jeune Léon Blum croyait que son maître Barrés serait du camp dreyfusard, Jaurès s’est engagé tardivement, Clemenceau aurait pu être anti, l’ancien communard Rochefort a choisi le camp militariste, le socialiste Guesde ne s’est pas engagé. Mais Zola fut naturellement dreyfusard, par horreur de l’injustice et de l’antisémitisme, et Maurras se situa évidemment dans le camp adverse – selon son fantasme antisémite (et anti-protestant) et parce que le désordre lui paraissait infiniment plus grave que l’injustice.

Dreyfus est innocenté, mais le débat provoqué par l’Affaire n’est toujours pas terminé.

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(1) Alfred Dreyfus, Cinq années de ma vie, La Découverte, 1994

(2) « Mil neuf cent », revue d’histoire intellectuelle (no 11) – « Comment sont-ils devenus dreyfusards ou antidreyfusards.

Article publié dans le numéro 617 de « Royaliste » – 7 mars 1994

 

 

 

 

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