Des vicissitudes de la diplomatie – Entre déni et réel par Jean Daspry

Août 20, 2024 | Billet invité

 

 

« Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités ». Cette célèbre phrase du général de Gaulle paraît toujours d’actualité dans un monde en plein bouleversement. Les préjugés et partis pris rendent parfois aveugles et sourds nos dirigeants face à la complexité de situations internationales conflictuelles durables. Ils ne parviennent pas à se défaire de prismes de lecture erronés, dépassés, y compris sur le temps long. Une impression désagréable d’incompréhension des faits objectifs et de déni du réel prévaut (nous entendons le déni comme ce que l’on refuse de voir). C’est bien connu « Errare humanum est, perseverare diabolicum ». Morale et communication jouent aujourd’hui le rôle assigné par les tenants de la Realpolitik au réel et à la stratégie dans la diplomatie. Pris parmi d’autres, deux exemples concrets illustrent parfaitement ce décalage : le conflit en Ukraine et la situation en Syrie.

Conflit en Ukraine : envisager les voies négociées de la paix

L’Ukraine ne semble pas, a priori, en mesure de reprendre les territoires perdus sur son sol [1]. En effet, depuis le début de l’invasion de son pays par les troupes russes, le 24 février 2022, le président Volodymyr Zelensky ne semble pas trouver la parade idoine à la guerre d’usure menée par Moscou[2]. En dépit de contre-attaques héroïques et de pertes régulières infligées à l’adversaire[3], la Russie occuperait 20% du territoire ukrainien[4]. En dépit de la fourniture de matériels sophistiqués par les membres de l’OTAN et de l’Union européenne, rien ne semble de nature à inverser durablement le cours des choses[5]. Que dire, à ce stade, de l’efficacité et des conséquences de l’offensive ukrainienne du 6 août 2024[6] en territoire russe ?[7] Baroud d’honneur, pari audacieux, prouesse tactique ou futur élément de négociation ?[8] Plusieurs questions méritent d’être posées à ce stade. Que se passerait-il dans l’hypothèse, toujours possible, où Donald Trump remportait la présidentielle du 5 novembre 2024 aux États-Unis ?[9] Quid de la pérennité du soutien des alliés de Washington sur le court et moyen terme en cas d’un accord de paix entre Américains, Ukrainiens et Russes à la négociation duquel ils n’auraient pas été associés ?[10] Quid de l’attitude de la Chine qui se verrait bien en médiateur entre Russes et Ukrainiens ? Quid du refus constant d’alignement des pays du Sud Global sur les positions des Occidentaux dans ce dossier (Cf. leurs votes à l’ONU) ? Cette liste n’est pas exhaustive. À tout le moins, ces quelques interrogations conduisent à anticiper les possibles portes de sortie du conflit russo-ukrainien[11]. Gouverner, n’est-ce pas prévoir ? C’est pourquoi, les Occidentaux – la France en particulier – seraient bien inspirés d’entendre les signaux faibles mais audibles qui plaident pour une négociation, mode de règlement pacifique des différends, préférable dans maintes circonstances, à la guerre. Cette démarche n’a rien d’une compromission munichoise, se fondant sur une juste répartition des concessions par les belligérants. Ce qui est le propre de toute médiation vouée au succès.

La voie de la négociation d’une paix des braves devrait être explorée. Au cours des derniers mois, des dernières semaines, une petite musique pacifique, tranchant avec les discours belliqueux d’antan, parvient jusqu’à nos oreilles. Dans le cadre d’un nouveau sommet pour la paix, le président ukrainien s’est dit favorable, le 15 juillet 2024, à une participation de la Russie (« Je pense que des représentants russes devraient participer à ce deuxième sommet »). Cette dernière avait été exclue de la première édition du genre organisée par la Suisse au mois de juin 2024. Rappelons, que la Chine avait décidé de ne pas y participer. Volodymyr Zelensky prévoit un « plan pour une paix juste ». Le terme de paix est employé à dessein, signe d’un repositionnement de l’approche ukrainienne sur le sujet[12]. Il évoque plus tard la voie diplomatique[13], voire des concessions territoriales. Au lieu de charger de tous les péchés du monde l’initiative de paix de Viktor Orban – sa visite à Kiev et à Moscou les premiers jours de sa présidence tournante de l’Union européenne au début du mois de juillet –, les Européens auraient dû la saluer pour ce qu’elle est. Une démarche utile pour tester les positions respectives de Moscou et de Kiev. Pour sa part, le chef de la diplomatie ukrainienne effectue une visite en Chine (à compter du 23 juillet) pour lancer un « dialogue direct sur la paix ». Dans le même temps, le président finlandais (son pays vient d’entrer dans l’OTAN) déclare que les « négociations entre Moscou et Kiev doivent commencer ». Notons que Kiev promet (le 13 août 2024) d’arrêter son offensive en Russie si Moscou accepte une « paix juste ». Cette proposition est régulièrement reprise depuis cette date. C’est pourquoi, tous ces signaux ne doivent pas être négligés mais pris comme autant de pas vers la recherche d’une solution négociée. Allemagne et France devraient rapidement lancer une réflexion au sein de l’Union européenne devant déboucher sur une position commune de paix. Elle aurait l’immense mérite d’éviter une surprise stratégique venant de Washington en cas d’élection de Donald Trump.

Conflit en Syrie : envisager le rétablissement des relations diplomatiques

Le régime syrien de Bachar al-Assad ne semble pas sur le point de tomber. Un bref retour en arrière s’impose pour mieux appréhender la problématique syrienne. Au cœur des mal nommés « printemps arabes », une vague de contestation sans précédent gagne la Syrie. Le régime de Bachar al-Assad choisit la méthode forte pour mater l’insurrection avec l’aide des Iraniens et des Russes. Les morts se comptent par centaines de milliers Les Occidentaux pensent que les jours du régime sont comptés. Le très clairvoyant ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Laurent Fabius estime, en août 2012, que Bachar al-Assad n’en a que pour trois mois, la majorité des généraux devant faire défection. En conséquence, l’Ouest entretient le mythe de l’existence d’une (introuvable) opposition démocratique qui prendrait la suite du tyran et décide de rompre toutes relations diplomatiques avec un pouvoir censé être aux abois. Bon an, mal an, treize ans après le début de la révolution syrienne, le régime parvient à reprendre le contrôle de 70% du territoire. Pour leur part, les quelques quinze millions de réfugiés en Turquie et en Europe n’envisagent pas leur retour dans leur pays d’origine dans ce contexte politique figé. Les Occidentaux ne disposent plus de canaux de discussion, même informels, pour être informés de la situation réelle dans le pays. Ils laissent la Russie maître du jeu, elle qui s’implante lentement mais sûrement en Afrique au point que l’on parle de « Russafrique ». La France émet, en novembre 2023, un mandat d’arrêt international visant le président syrien, pour faits de crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Rappelons que la Syrie n’est pas partie au statut de la Cour pénale internationale (CPI). Ce qui ne change rien à l’affaire ! Aujourd’hui, un changement de portage ne s’impose-t-il pas ?

La voie d’un rétablissement des relations diplomatiques devrait être envisagée. Quelques éléments d’informations récents méritent d’être mis en exergue. Fait important, la Ligue arabe décide, en mai 2023, de réintégrer en son sein la Syrie après plus d’une décennie d’exclusion en raison de l’ampleur de la répression. Ce qui en dit long sur l’évolution de l’état d’esprit des pays arabes qui estiment peut-être que le régime est loin de chuter dans un avenir prévisible. Plus récemment, dans une démarche commune, plusieurs pays membres de l’Union européenne (Autriche, Chypre, Italie[14]…) font part de leur souhait de renouer avec la Syrie de Bachar al-Assad. À la veille de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, Vladimir Poutine reçoit son homologue syrien à Moscou. Il marque ainsi sa constance dans le traitement de ses alliés contrairement aux errements des Occidentaux. Rappelons que Nicolas Sarkozy recevait Bachar al-Assad à Paris pour assister aux cérémonies du 14 juillet 2008 ! Trois ans après, il était persona non grata en France. Compte tenu de l’évolution inquiétante du contexte international et régional, les Européens ne devraient-ils pas réfléchir – comme certains de ses membres le suggèrent – à l’hypothèse d’une reprise, même limitée et graduelle, de ses relations diplomatiques avec la Syrie ? Nous pourrions imaginer une réouverture a minima des ambassades dirigées, dans un premier temps, par des chargés d’affaires. En fonction de la tournure que prendrait l’affaire, il leur serait loisible d’aller plus loin ou d’en rester à une représentation minimaliste. Le cœur de la diplomatie ne consiste-t-il pas à dialoguer avec ses ennemis pour éviter leur isolement et leur main tendue à nos adversaires ? Souvenons-nous que la DST, puis la DCRI, entretenait de bonnes relations avec les Services qui se trouvent au cœur du pouvoir à Damas ! Ces derniers pourraient constituer, dans un premier temps, un canal de dialogue informel et discret précédant l’ouverture de discussions plus formelles entre diplomates.

« Il faut toujours dire ce que l’on voit, surtout, il faut dire, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Cet appel au réalisme de Charles Péguy ne devrait pas être perdu de vue par nos décideurs alors que le monde se trouve à la croisée des chemins et que le déclin occidental est déjà largement amorcé sur plusieurs continents. Les Occidentaux, Européens en particulier, souhaitent-ils voir leur influence encore affaiblie sur la scène moyen-orientale dont ils sont de plus en plus absents, hormis par la diplomatie du verbe ? Sont-ils désireux d’être spectateurs ou acteurs du monde du XXIe siècle en un temps où l’on préfère ce qui est vraisemblable à ce qui est vrai ?[15] Les optimistes ont des raisons d’espérer, les pessimistes ont des raisons de douter. « Le réel, c’est quand on se cogne » nous rappelle fort à propos le psychanalyste Jacques Lacan. En Europe, les bosses doivent se multiplier. Des vicissitudes de la diplomatie écartelée comme elle l’est aujourd’hui entre déni et réel.

Jean DASPRY

pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques.

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.

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[1] Le président ukrainien justifie son absence de Paris pour les Jeux Olympiques par une situation « tendue » sur le front de l’Est (Cf. entretien avec le quotidien Le Monde citée ci-dessous : « C’est difficile sur tout le front de l’Est »).

[2] Thomas d’Istria (propos recueillis par), Volodymyr Zelensky : « Poutine veut tous nous détruire », Le Monde, 2 août 2024, pp. et 2.

[3] Marie Jégo, L’armée ukrainienne est entrée en Russie, Le Monde, 9 août 2024, p. 3.

[4] Chloé Hoorman/Elise Vincent, Ukraine : les incertitudes d’une guerre d’usure, Le Monde, 6 août 2024, pp. 1-2.

[5] L’Ukraine en position difficile sur le front, AFP, 28 juillet 2024.

[6] Hélène Bienvenu/Arnaud Leparmentier/Maria Udrescu/Thomas Wieder, Ukraine/ la discrète satisfaction des alliés, Le Monde, 17 août 2024, p. 2.

[7] Thomas d’Istria, Kiev inflige un revers symbolique majeur à Poutine. Offensive à hauts risques de Kiev en Russie, Le Monde, 11-12 août 2024, pp. 1-2-3.

[8] Benjamin Quénelle, Moscou sidéré par l’offensive de Kiev sur son sol, Le Monde, 14 août 2024, p. 5.

[9] Claude Angeli, La guerre d’Ukraine, sous strict contrôle américain, Le Canard enchaîné, 24 juillet 2024, p. 3.

[10] L’Allemagne annonce à la mi-août sa décision de baisser de moitié son budget d’aide militaire à l’Ukraine.

[11] L’Ukraine n’en finit plus d’appeler au secours, Le Canard enchaîné, 7 août 2024, p. 3.

[12] Maxime Coupeau, Guerre en Ukraine : le pari pacifiste de Volodymyr Zelensky, www.valeursactuelles.com , 28 juillet 2024.

[13] Stéphane Siohan (propos recueillis par), Volodymyr Zelensky : « Je pense que nous pouvons récupérer nos territoires par la voie diplomatique », www.liberation.fr , 31 juillet 2024.

[14] Le gouvernement italien a décidé de désigner un ambassadeur à Damas après douze ans d’absence. Il estime qu’il sera dans une meilleure position pour renvoyer des réfugiés syriens dans leur pays d’origine.

[15] Robert Zarader/Noé Girardot-Champsaur, L’ancien maître des horloges est devenu spectateur du sablier, Le Monde, 9 août 2024, p. 24.

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