Devant la tragédie algérienne

Mai 16, 1994 | Chemins et distances

 

Face à l’Algérie livrée à la guerre civile, le gouvernement français a observé un silence embarrassé, entrecoupé de déclarations convenues et d’incitations au départ de nos ressortissants. Comme les grands partis politiques se sont prudemment gardés de tout geste, comme la plupart des intellectuels (1) se sont contentés d’un service minimal de la solidarité verbale, nos concitoyens sont incités à inscrire tristement la nouvelle tragédie algérienne parmi toutes celles qui ensanglantent le monde, sans mesurer à quel point la France est concernée par le cours des événements qui se déroulent de l’autre côté de la Méditerranée.

Selon leur détestable habitude, les divers responsables politiques français ont confondu la complaisance pour la classe dirigeante et l’amitié pour les habitants du pays, ils se sont crus réalistes en acquiesçant aux solutions de force, et ils se rassurent en faisant mine de croire que la situation s’arrangera d’elle-même ou, du moins, que l’issue désastreuse est suffisamment éloignée pour qu’on puisse différer le pénible examen de ses conséquences.

VIOLENCES

De tels comportements reviennent à pratiquer, sous l’apparence de déclarations fermes et équilibrées, la pire des politiques : la complaisance pour des dirigeants corrompus finit par provoquer l’inimitié du peuple, les coups d’État sont des échappatoires qui réussissent par la violence ou qui provoquent en réaction la violence qu’une solution de force prétendait éviter, et il est vain de croire qu’en politique le temps atténue les crises et les conflits : il faut une décision politique préalable, pour que le cours ordinaire des travaux et des jours puisse exercer son influence apaisante.

Ainsi, nos gouvernements successifs n’ont pas voulu voir la grave crise économique et sociale qui a abouti aux émeutes de 1988, ils ont cru que le coup d’État de 1992 permettrait de gagner du temps, ils ont estimé que les militaires algériens détruiraient le mouvement islamiste, et ils semblent ne pas comprendre que celui-ci a gagné la partie. Or tel est bien le cas. Le mouvement islamiste paraît le seul recours possible, pour des populations qui vivent dans la pauvreté ou dans la misère – et dont les conditions de vie viennent d’être encore aggravées par les hausses de prix décidées sur injonction du Fonds monétaire international. La stratégie de la terreur est en train d’éliminer physiquement ou de contraindre à l’exil les intellectuels algériens. Malgré de véritables opérations militaires, les maquis continuent d’opérer et plusieurs villes sont sous la coupe des islamistes. Déjà pris dans la logique infernale du terrorisme et du contre-terrorisme, ou risquant d’y être entraîné, le peuple algérien vit dans la peur.

La situation est d’autant plus angoissante que le pire est encore à venir. Le pouvoir politico-militaire est voué à la liquidation, au plus tard lorsque les élections, inutilement retardées, auront abouti à une victoire des islamistes qui peut ouvrir plusieurs perspectives : compromis bancal entre l’ancien pouvoir et le nouveau, dictature du Front Islamique du Salut, perpétuation de la guerre civile entre factions rivales selon le scénario afghan… Même si le FIS exerçait le pouvoir sans partage, la situation demeurerait dramatique pour le peuple algérien. Sans doute la popularité de l’islamisme repose-t-elle en grande partie sur son action charitable dans les quartiers défavorisés. Mais cette action ne peut tenir lieu de politique. Appliqué à l’ensemble du pays, le système caritatif supposerait des richesses dont l’État algérien est dépourvu, et la mise en œuvre d’une politique économique que ne recèle aucun intégrisme moralisateur.

PARLER

Guerre civile, pauvreté endémique, épuration politique, échec certain de l’islamisme quant au redressement économique de l’Algérie : autant de motifs qui pousseront de nombreux Algériens à prendre le chemin de l’exil.

Le gouvernement français n’ignore rien de cette situation, mais nous n’avons jusqu’à présent entendu que les rodomontades de Charles Pasqua sur les refus de visas, tandis que s’amplifie la rumeur de l’arrivée prochaine sur notre territoire de centaines de milliers d’Algériens. Encore une fois, un silence officiel prolongé augmenterait le risque de réactions violentes – celle des professionnels de la xénophobie qui exploiteront l’hypothèse non fondée d’un déferlement massif, celle des pieds-noirs qui verront arriver dans notre pays des dirigeants du FLN, celle des musulmans de France qui pourraient craindre des perturbations sérieuses dans leur communauté religieuse.

Aussi le gouvernement doit-il parler au plus tôt. Il doit expliquer aux Français que le droit nous commande d’accueillir les binationaux, et que la tradition de la France nous commande d’accueillir les intellectuels et les militants démocrates algériens. Il doit expliquer que l’histoire passée mais aussi la communauté francophone et le rôle que l’Algérie est appelée à jouer dans l’avenir nous invitent à une solidarité active dont il faudra préciser les modalités. A l’encontre du préjugé commun à tous les gouvernants, la vérité en politique est toujours bonne à dire. Surtout lorsqu’elle est dite à temps.

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(1) Pas tous. Pierre Bourdieu a pris l’initiative d’organiser l’aide aux intellectuels algériens.

Editorial du numéro 622 de « Royaliste » – 16 mai 1994.

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