Pendant la Guerre froide, nous n’avons jamais cessé d’invoquer le projet gaullien d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural – sans pour autant perdre de vue les enjeux géostratégiques immédiats et, plus particulièrement, la nécessité impérieuse de la dissuasion nucléaire face à l’Union soviétique.
La réunion de la grande Europe fut dénoncée comme une utopie jusqu’au moment où la désintégration du bloc de l’Est permit de lancer le projet de Confédération européenne, que nous avions proposé d’approfondir en esquissant une théorie des ensembles européens. La marche forcée vers une “intégration” néolibérale, les guerres yougoslaves, l’extension de l’Otan puis le déclenchement de la crise ukrainienne de 2014 ont concrètement ruiné le projet de grande Europe qui n’intéressait en rien les élites occidentales. Le gouvernement russe a transformé le conflit latent en guerre ouverte et certains nous annoncent plusieurs décennies de confrontation.
Il est possible que nous restions enfermés dans la logique guerrière mais l’Europe ne s’est jamais résignée à ses déchirures, même quand elles semblaient irréparables. Les traités de Westphalie, le congrès de Vienne et la réconciliation franco-allemande ont montré, après des déferlements d’horreurs et de haine, qu’il pouvait y avoir un retour durable à la paix dans l’équilibre des puissances. Nous y voyons la transcendance de l’idée européenne, qui procède d’une commune civilisation, sans cesse enrichie par la diversité des cultures nationales. On pourrait une nouvelle fois nous faire un procès en utopie si une nouvelle configuration européenne n’avait pas vu le jour.
L’idée de Communauté politique européenne (CPE) a été lancée par Enrico Letta et reprise par Emmanuel Macron le 9 mai 2022 afin de donner à l’ensemble des Etats européens un cadre souple favorisant le dialogue politique et la coopération dans de nombreux domaines. Deux sommets, le premier à Prague le 6 octobre 2022, le deuxième cette année à Chisinau le 1er juin ont réuni 44 chefs d’Etat et de gouvernement. La Fédération de Russie et la Biélorussie n’ont pas été invitées en raison de leur agression contre l’Ukraine mais les 27 pays membres de l’Union européenne se sont retrouvés aux côtés de pays qui veulent y entrer (l’Albanie, la Géorgie…), du Royaume-Uni qui s’en est exclu et de bien d’autres Etats tels la Norvège et la Turquie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la Suisse et le Liechtenstein, l’Ukraine et la Moldavie.
On a dit que cette nouvelle organisation internationale doublait inutilement le Conseil de l’Europe, ou qu’elle risquait de devenir une zone d’attente indéfinie pour l’entrée dans l’Union européenne. Il faut au contraire donner à la CPE toutes les chances de vivre et de se développer selon les dialectiques européennes qui engendrent rarement ce qui est tracé par les discours solennels.
La Communauté politique européenne a pour premier intérêt la réunion, à égalité, de chefs d’Etat et de gouvernement sur des enjeux politiques, loin des présupposés idéologiques d’une “intégration” par l’économie.
Cette conception politique de l’Europe repose sur une définition simple : est européen tout Etat qui participe à l’équilibre de notre continent. Ce qui, aujourd’hui, inclut la Turquie et exclut les puissances déstabilisatrices. La Russie et la Biélorussie ne peuvent être conviées tant qu’elles mènent leur guerre d’agression en Ukraine mais il est évidemment souhaitable que la CPE puisse jouer un rôle majeur dans le retour à la paix et dans la résolution des autres conflits qui obscurcissent le ciel européen.
L’ajout d’un forum de chefs d’Etat et de gouvernements aux très nombreuses structures européennes peut paraître inutile mais la CPE a l’avantage d’ouvrir le champ des possibilités, même si toutes ne sont pas dans les intentions formulées aujourd’hui. Il n’est pas impensable, par exemple, que ce modeste forum puisse fournir une issue rapide et positive aux impasses de l’Union européenne en traçant un chemin confédéral.
Il faut laisser travailler les diplomates, selon la démarche souple qui permettra de réunir utilement les prochains sommets de la Communauté politique européenne prévus à Grenade en octobre prochain, puis à Londres et à Budapest. Les villes choisies évoquent divers aspects de la civilisation européenne, qui pourraient susciter une mobilisation à la fois civique et savante.
Nous avons toujours voulu favoriser le dialogue entre les cultures nationales dans le souci de développer la civilisation d’une Europe qui est pour nous sans rivages, selon le jeu des influences qu’elle exerce dans le monde et qui s’exercent sur elle. Contre toute clôture identitaire, le dialogue culturel au sein de l’Europe n’est pas concevable sans le dialogue des civilisations.
Le projet de Communauté politique européenne devrait donc intéresser au plus haut point les chercheurs de toutes disciplines, qui ont toujours maintenu ce dialogue. Ils devraient être associés au travail de la CPE et recevoir les moyens qui leur permettraient d’y intéresser les citoyens, en tous points de notre continent.
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Editorial du numéro 1258 de « Royaliste – 5 juin 2023
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