Laurent Joly vient de publier aux éditions Grasset un très remarquable ouvrage – La falsification de l’Histoire, Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs – dans lequel un long paragraphe (pp.27-28) est consacré à Jacques Bainville. Cet « auteur distingué d’ouvrages sur la France ou Napoléon » a-t-il « adopté tous les présupposés du nationalisme ethnique » et cultivé l’anti-protestantisme ? Aurait-il rejoint Vichy en 1940 ? Auteur d’une biographie de Jacques Bainville, Dominique Decherf répond à ces questions et établit les différences et les oppositions entre Jacques Bainville et l’Action française.

 

 

Jacques Bainville jouant les élégances dans les jardins de l’hôtel du Parc à Vichy en 1940, ce n’était pas lui décédé le 9 février 1936 mais sa chère épouse qui, après avoir incarné la « Madone des prisons » auprès de Charles Maurras incarcéré en 1937, avait conservé ses relations avec la société des académiciens retirés dans la célèbre cité thermale. Avec le même aplomb, elle réservera quatre ans plus tard l’accueil le plus convivial aux forces américaines débarquant en Normandie, dans sa propriété de Marigny d’où elle était originaire (département de la Manche).

Laurent Joly n’a certainement pas tort de rappeler l’éblouissement juvénile de Jacques Bainville pour Maurice Barrès et Charles Maurras qui « au seuil du siècle » accueillirent ses vingt ans dans leurs feuilles. Anti-protestantisme et antisémitisme imprégnaient leurs propos. C’en était devenu banal. Personne ne le nie.

Anti-protestantisme : le premier article qui est demandé au jeune Jacques porte sur la présence française à Berlin où, après Francfort et Munich les années précédentes, il avait passé le dernier été 1899. Il y avait repéré les traces de l’émigration huguenote et visité l’église réformée de la Gendarmerplatz. Il fut publié dans le second volet de « l’enquête sur le protestantisme » à la toute jeune revue grise de « l’Action française » du 1er juin 1900, précédant la plus fameuse « enquête sur la monarchie ». A ma connaissance, Bainville ne fit pas de conférence à ce sujet, contrairement à ce que suppose Laurent Joly. Il ne s’agissait que d’un article. On ne peut pas dire non plus que, dans ce texte, Bainville fasse ici de l’anti-protestantisme. L’ouvrage de Jean Baubérot et Valentine Zuber, « une haine oubliée. L’anti-protestantisme avant le « pacte laïque » (1870-1905) » (Albin Michel, 2000) qui cite les deux numéros de l’enquête de L’Action française ne fait d’ailleurs aucune citation de Bainville. Si son anti-protestantisme est pourtant avéré, c’est chez le Bainville de ses vingt ans plus un héritage familial qu’un legs maurrassien. Bainville vient d’un milieu radical anticlérical. Son opposition va à « l’esprit religieux » sous toutes ses formes. Il refusera toujours d’entrer dans les querelles religieuses, y compris après la condamnation de l’Action française par Rome en 1926. Ses œuvres voltairiennes seront également mises à l’index en 1927. Pour l’heure, le jeune homme qui aime la bonne vie ironise sur les campagnes « moralisantes » antialcooliques et anti-tabac qu’il estime inspirées par une vague puritaine d’Outre-Manche.

Sur le fond, comme toujours chez lui, il en juge par rapport à l’Allemagne. C’est ce qui domine dans les deux textes indéniablement « antiprotestants » écrits au moment du centenaire d’Edgar Quinet en 1903, qu’il reprend dans le recueil d’un choix de chroniques littéraires en 1927 sous le vocable de « le Vieil Utopiste » paru dans « les Cahiers d’Occident ».

Cette critique l’emporte sur l’antisémitisme dont il faut bien chercher pour trouver des traces comme des fossiles antéhistoriques. Laurent Joly en a isolé une – une seule ? – déjà citée dans son histoire de la Naissance de l’Action française (Grasset, 2015), une ligne sur Edouard Drumont dans le « bulletin bibliographique » que Vaugeois et Maurras lui avaient demandé de tenir dans la revue bimensuelle. Il avait, rappelons-le, vingt-deux ans et terminait ses études de licence en droit. « Nationalisme ethnique » ? Il avait en effet recensé le dernier ouvrage de Georges Vacher de Lapouge, supposé être l’inventeur de la formule, avant de recevoir une sévère admonestation de Maurras qui le mettait en garde contre le « racisme » véhiculé par l’anthropologue.

On sait, faut-il le rappeler, que Bainville, comme il l’avouait à Barrès, n’avait jamais cru en la culpabilité du capitaine Dreyfus, affaire qu’il avait vécue le plus intensément lors de ses séjours outre-Rhin. En juin 1934, il redira encore, dans les colonnes de la Revue Universelle qu’il dirigeait, son accord profond avec les analyses de Bernard Lazare (L’antisémitisme, son histoire et ses causes) : « La race, écrivait-il, a si peu de chose à voir ici que la position du Juif à l’égard des autres sémites est la même qu’à l’égard des « indo-européens », s’il y a de purs indo-européens ». Allusion au conflit en Palestine ? Notons que Bainville fait suivre cette réflexion d’un souvenir de Jules Soury, ce qui montre bien qu’il avait baigné dans ce même bouillon de culture, plus barrésien d’ailleurs que maurrassien, que dénonce précisément Laurent Joly.

L’antisémitisme, Bainville n’avait, une fois encore, pas besoin de Barrés ou de Maurras pour l’y initier. Il l’avait découvert à Berlin l’été précédent dans les controverses autour de l’œuvre d’Eugen Dühring. C’est pourquoi il saura percevoir l’un des premiers le lien intime, congénital, entre antisémitisme et national-socialisme.

Mais tout ceci date de 1900. Peut-on en induire ce que Bainville, décédé le 9 février 1936, aurait fait entre 1940 et 1944 ? Maurras l’a lui-même reconnu : Bainville se renouvelait tous les dix ans. Le Bainville de 1909 n’était pas celui de 1919, ni celui-ci le Bainville de 1929. J’ai posé la question dans ma biographie (Bainville l’intelligence de l’Histoire, 2000, Bartillat) sans prétendre y répondre : « Qu’eût-ce été en 1939 ? »

Avec l’autorisation de son fils Hervé Bainville, j’y avais publié des extraits de sa confession intime rédigée au soir du 31 décembre 1929. Christophe Dickés l’a publiée intégralement dans le recueil des œuvres de Bainville (« la monarchie des lettres », collection « Bouquins », Robert Laffont, 2011) : « Pour moi ». Bainville y livre cette confidence : « Si vous voulez avoir des opinions politiques, ne vous intéressez jamais à l’histoire. Maurras ne s’y intéresse pas. »

Bainville était alors en plein milieu de la rédaction de son plus célèbre ouvrage, son Napoléon (1931), une magistrale histoire diplomatique de l’Europe qui marque sa distance avec « l’école maurrassienne » au sens strict, et qui perturbe la filiation dont se réclame Éric Zemmour, de ce Napoléon qui selon Bainville « sauf pour la gloire et sauf pour « l’art », il aurait mieux valu pour la France qu’il n’eût pas existé » (sic) !

Bainville est donc un esprit en constante évolution. En 1929, mais en réalité beaucoup plus tôt (1924 ? 1926 ?), il ne partageait plus la totalité des « thèses » de Maurras. La condamnation religieuse avait resserré les rangs autour de l’injustice. Ce n’était pas le moment de marquer une différence, en tout cas pas sur ce point, Bainville n’étant pas plus catholique alors qu’en 1900. En 1929, après de pénibles expéditions dans les ruines grecques antiques, il répudiera l’hellénisme du maître de Martigues. Après le 6 février 1934, quand la jeune droite s’éloignera de la maison-mère, Bainville les regardera avec sympathie (il saluera les débuts de la revue « Je suis partout »). Bientôt la maladie eut raison de ses forces. En 1935, il est empêché d’écrire pendant plusieurs mois. Lors de son élection à l’Académie française le 28 mars 1935, il marquera fermement que ce qui le retient à l’Action française c’est l’amitié, exclusivement l’amitié, pour Maurras et Léon Daudet. Depuis longtemps, il ne participait plus aux réunions des comités directeur ou des comités de rédaction. Le maréchal Lyautey et Henri Bordeaux l’avaient confirmé. Il aurait pu sur ces bases bénéficier d’obsèques religieuses auxquelles il disait tenir pour sa femme et son fils, lui-même n’étant pas un croyant revendiqué comme tel, comme le savait bien le cardinal Baudrillard. Mais pour sa veuve, reconnaître son éloignement des cercles dirigeants de l’AF, c’eût été trahir cette amitié. Elle refusa de signer le certificat requis par l’archevêché.

Bainville écrira jusqu’au jour de sa mort dans le quotidien L’Action française, mais depuis 1924 il collaborait régulièrement à de nombreux autres organes de presse comme La Liberté, Candide, Le Petit Parisien, Le Capital. N’était-il pas par ailleurs le seul économiste patenté autour de Maurras, attaché à combattre l’influence corporative de Georges Valois ? N’avait-il pas tenu la chronique boursière de la revue bimensuelle comme il insistera pour que La Revue universelle à partir de 1920 contienne une rubrique Bourse ? J’ai dit les amitiés de Bainville avec plusieurs membres de la famille Rothschild, Maurice, sénateur, Edouard, administrateur de la Banque de France, Henri, auteur dramatique à ses heures, aux Vaux-de-Cernay, ainsi qu’avec la famille Halphen (le soir du 6 février 1934 il dînait chez Mme Fernand Halphen en compagnie de François de Wendel). Son dernier article était consacré à la « vitalité du capitalisme ».

Qui peut dire ce qu’il aurait fait s’il avait vécu ? La question soixante ans plus tard continuait de tarauder son fils Hervé, âgé de seize ans à la mort de son père. Ce dernier se proposait de lui faire poursuivre ses études outre-Manche. Hervé imaginait que son père aurait pu s’installer au Portugal dont le président Salazar l’appréciait tant. Il aurait certes été très douloureux pour Jacques Bainville de quitter le territoire national. Il n’aurait certainement pas rejoint La France Libre à Londres. Les Etats-Unis ? Très peu vraisemblable.

Il n’aurait eu aucune prévention à l’encontre du 10 juillet 1940 qu’il aurait rapproché de sa théorie du 18 Brumaire (tiré à part de 1924), un coup d’Etat constitutionnel. Dès la conclusion de ses conséquences politiques de la paix en 1920, il avait dit redouter que la IIIe République ne finisse comme la seconde.

Il n’avait aucune relation personnelle avec le maréchal Pétain, contrairement à son étroite amitié avec le général Mangin (qui meurt en 1925) et le maréchal Lyautey (mort en 1934), et plus tard il apporta son soutien au général Weygand (démis du Conseil de Guerre en 1935 par limite d’âge).

Un exil intérieur ? Les Allemands ne s’y seraient jamais trompés. Ils en avaient fait le symbole de l’anti-Allemagne (Friedrich Grimm qui fut l’adjoint de l’ambassadeur Otto Abetz à Paris, l’avait traduit et commenté). La Suisse où l’aurait accueilli Maurice de Rothschild, privé de sa nationalité française, réfugié dans son beau château de Pregny (canton de Genève) ?

Laval, qui l’avait promu officier de la Légion d’Honneur en 1935, lui aurait-il confié une ambassade comme à son ami Léon Bérard, parrain de son fils, au Saint-Siège ? Mme Bainville en était persuadée car c’est ce qu’elle souhaitait. En tout cas, on peut être sûr qu’il ne se serait pas assis dans une chambre-bureau de l’hôtel du Parc, en attendant une hypothétique ambassade comme Paul Morand celle de Bucarest en 1944.

Sa position vis-à-vis de l’Allemagne s’inscrit radicalement en faux avec toute politique de collaboration après 1940.

Ce qui laisse ouverte l’autre question : comment des lecteurs quotidiens de J.B. (comme il signait ses billets à la une du quotidien) et encore moins des intimes, ont-ils pu, eux, s’y engager peu ou prou ?

De nombreux témoins attestent que Bainville manqua beaucoup à Maurras et à l’Action française après sa mort (Pierre Boutang). Son absence expliquerait une dérive qu’il n’aurait sans doute pas pu arrêter à un contre tous. Sa chronique internationale à l’AF fut reprise par Jacques Delebecque qui la poursuivit durant toute l’Occupation (il fut condamné à la Libération). On ne conçoit pas Jacques Bainville continuer à écrire dans des journaux sous l’Occupation.

De Bainville, Zemmour a sans doute retenu l’importance de « l’arme de l’histoire ». Ce n’est pas une raison pour rétrospectivement « zemmouriser » Bainville. Bainville a conceptualisé l’histoire à mesure qu’il l’écrivait. La plupart de ses réflexions (« Comment on écrit l’histoire ») sont postérieures à son Histoire de France, ouvrage de commande des éditions Fayard publié en 1924. Sept ans plus tard son Napoléon montre combien il avait évolué dans son appréhension de l’Histoire. Quatre ans plus tard son Histoire de la IIIe République surprendra à la fois républicains et royalistes par son objectivité. Elle lui ouvrit les portes de l’Académie française au fauteuil de l’ancien président Raymond Poincaré, trois ans avant Charles Maurras.

Dominique DECHERF

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