Dominique Schnapper : La communauté des citoyens

Avr 17, 1995 | Entretien, Res Publica

 

Professeur à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales, Dominique Schnapper a publié de nombreux ouvrages, en particulier sur l’immigration. En parlant cette fois de la nation, elle montre la modernité de cette organisation politique mais aussi sa fragilité. Ce faisant, Dominique Schnapper a posé, selon la rigueur propre à sa discipline, les termes d’un débat d’une brûlante actualité.

Royaliste : Quelle définition donnez-vous de la nation ?

Dominique Schnapper : Je distingue l’ethnie de la nation. J’appelle ethnie toute collectivité historique qui se définit par l’idée qu’elle a d’un passé commun et d’une culture commune, mais qui n’est pas nécessairement organisée en entité politique. Ainsi, les Bretons forment une ethnie, de même que les Corses. Les ethnies s’opposent aux nations, qui sont des organisations politiques disposant d’un État. Parmi ces nations, je souligne la spécificité des nations démocratiques, qui ne se fondent pas sur le nationalisme. Le nationalisme définit en effet l’idéologie au nom de laquelle une ethnie demande à être constituée en unité politique indépendante.

Royaliste : Comment avez-vous conçu votre livre ?

Dominique Schnapper : Ce livre veut être une réflexion critique sur la nation. Il ne s’agit pas de décrire une nation, d’analyser une histoire et des institutions nationales. Il ne s’agit pas non plus de présenter une défense et illustration de l’idée de nation. Je surprends beaucoup lorsque je précise ce point : j’ai des sentiments et des opinions, mais j’ai voulu tenter une analyse aussi objective que possible, sans m’en tenir à l’exemple français, et en renouant avec la réflexion que les sociologues avaient délaissée vers 1920, avec le texte de Marcel Mauss qui n’a été publié qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Royaliste : Quant à la nation, quels sont les exemples étrangers qui vous paraissent les plus significatifs ?

Dominique Schnapper : J’ai tout particulièrement étudié la Suisse, la Turquie et Israël. L’exemple suisse illustre l’idée selon laquelle l’organisation nationale politique peut faire vivre ensemble des populations qui ont non seulement des langues, des cultures et des religions différentes, mais aussi des traditions politiques très variées d’un canton à l’autre et même d’une ville à l’autre. On trouve en Suisse toute une série de dispositions politiques et juridiques très subtiles qui organisent le jeu des minorités et des majorités. Mais ces dispositions seraient vaines si elles n’accompagnaient des traits objectifs – notamment le fait que les frontières entre les groupes (linguistiques, religieux) ne se recouvrent pas : ainsi, celui qui est minoritaire d’un point de vue est majoritaire selon d’autres appartenances.

L’exemple turc est lui aussi très intéressant. La Turquie moderne est la création de Mustapha Kemal, qui a transformé les restes d’un grand empire en une nation moderne : toute son action a consisté à séparer l’islam de l’État, à affirmer le caractère laïque de la nouvelle politique turque – alors que l’identité turco-ottomane était profondément liée à l’islam : les non-musulmans étaient organisés de manière autonome dans le cadre des « Millet ». En dix ans, Mustapha Kemal a affirmé la citoyenneté turque des non-musulmans, il a supprimé le droit coranique, interdit l’éducation religieuse, fait adopter les codes civil et pénal européens, transformé les vêtements liés à l’islam, etc. Cet exemple montre que le principe de laïcité est au cœur de la démocratie moderne – bien que cette laïcité ait été dans ce cas imposée de manière autoritaire.

Le dernier exemple important à mes yeux est celui d’Israël, qui connaît en tant que nation démocratique des difficultés significatives : d’une part, à travers la commémoration de la Shoah dans le pays, l’institution d’une religion civile qui fonde le projet israélien ; d’autre part, la construction d’une nation démocratique conçue pour réunir le peuple juif et qui affronte des situations très compliquées en raison de la présence de citoyens non-juifs.

Royaliste : La communauté des citoyens : pourquoi avoir choisi ce titre pour votre livre ?

Dominique Schnapper : Ce titre entend souligner la tension qui existe dans toute nation démocratique entre l’ambition de rationalité formelle et abstraite de la citoyenneté, qui est d’ordre juridique et politique, et d’autre part la nécessité pour toute société humaine de constituer entre ses membres un lien social qui ne peut être purement abstrait mais qui doit au contraire être affectif, direct, communautaire, ethnique. Cette tension me paraît expliquer pour une grande part la fragilité et les contradictions de la nation démocratique.

La nation démocratique se caractérise en effet par son projet de transcender par la citoyenneté toutes les appartenances particulières – qu’elles soient raciales, historiques, économiques, religieuses ou culturelles. Le citoyen est défini comme un individu abstrait, sans identification particulière, quelles que soient ses déterminations concrètes. Cette définition permet de comprendre que la laïcité soit un attribut essentiel de l’État moderne car seule elle permet de transcender la diversité des appartenances religieuses : le principe de laïcité consacre le passage dans le privé des croyances et des pratiques religieuses, il fait du politique le lieu qui peut être commun à tous les citoyens.

Cela, c’est la théorie. Bien entendu, les formes concrètes de la laïcité sont très variables dans les nations démocratiques : vous savez que la reine d’Angleterre est chef de l’Église anglicane, que la religion est indiquée sur certains papiers d’identité des Allemands, que le président des États-Unis prête serment sur la Bible. Ces traditions ne sont pas acceptables dans la forme française de la laïcité, ce qui n’empêche pas la reconnaissance des Églises et des négociations de l’État laïc avec elles. Le principe de la citoyenneté ne suffit pas à constituer une communauté de citoyens, qui sont concrètement liés par des institutions communes, héritées du passé, et transmises de génération en génération. Ainsi s’affirment, selon l’histoire, des manières d’être et de vivre ensemble qui sont propres à chaque nation. Cette tension entre le principe de citoyenneté et les dimensions affectives de la vie nationale est illustrée par le rôle de l’école. L’école est à la fois le lieu où l’on forme le citoyen, et le lieu où on lui apprend son appartenance à une histoire et à une culture particulières.

Royaliste : N’est-ce pas la même chose ?

Dominique Schnapper : Je ne le pense pas. L’école est à l’image de la vie politique un espace fictif, également séparé de la vie réelle, où les élèves sont traités de manière égale, quelles que soient leurs caractéristiques familiales et sociales. C’est un lieu qui est construit contre les inégalités réelles, et pour leur résister. On peut avancer que l’abstraction de la société scolaire forme l’enfant à comprendre, à maîtriser, à intérioriser l’abstraction de la société politique à laquelle il participera plus tard en tant que citoyen. En même temps, c’est à l’école qu’on transmet des enseignements spécifiques, et notamment l’histoire nationale, avec ses identités culturelles multiples et ses dimensions ethniques selon la définition que j’ai donnée de ce mot.

Royaliste : Comment analysez-vous le débat qui a opposé il y a quelques années les tenants de l’intégration et les multiculturalistes ?

Dominique Schnapper : Ce débat est très mal posé. Toute société nationale démocratique est par définition multiculturelle, puisqu’elle comprend des formes de culture différentes. Cette société nationale peut rester multiculturelle tant que ce multiculturalisme de la vie sociale ne remet pas en question l’unité et l’universalité de la citoyenneté politique. Tout le problème est de savoir quelle est la limite au-delà de laquelle le multiculturalisme remettrait en question la participation égale de tous les citoyens à la vie politique.

De fait, la citoyenneté me paraît être au cœur de la pratique démocratique parce qu’elle se fonde sur une grande idée : par-delà leurs différences, tous les hommes n’en sont pas moins égaux en dignité et doivent être traités juridiquement et politiquement de manière égale. La transcendance des enracinements concrets et des appartenances particulières par le principe et par les institutions de la citoyenneté me paraît le seul fondement possible d’une organisation politique à peu près stable qui permette de faire vivre ensemble des populations qui n’ont pas les mêmes références historiques, les mêmes religions et les mêmes conditions de vie.

Royaliste : Pourtant, la thématique ethnicisante revient en force…

Dominique Schnapper : On a voulu reconstruire en 1919 la carte de l’Europe selon le principe des nationalités, c’est-à-dire selon la conception nationaliste aux termes de laquelle chaque ethnie doit bénéficier d’un État. De nouvelles frontières ont été dessinées, mais la situation n’a pas changé puisque les minoritaires étaient aussi nombreux qu’avant la Première Guerre mondiale. Simplement, ce n’étaient pas les mêmes : par exemple, des Hongrois se sont retrouvés chez les Roumains et chez les Yougoslaves. Avant 1914, c’était l’inverse.

Cela signifie qu’une organisation ethnique est impossible à mettre en pratique : même si, par pure hypothèse, on parvenait à un moment donné à faire coïncider chaque ethnie avec un État, les diverses relations que tissent entre elles des sociétés ouvertes feraient disparaître en quelques années cette coïncidences entre l’identité ethnique et l’organisation politique. Le principe des nationalités ne saurait garantir la stabilité d’une société.

Il s’agit donc de faire vivre ensemble des populations qui ont des cultures et des religions différentes. Jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé dans l’histoire d’autre principe que celui de la citoyenneté pour fonder durablement cette existence commune. Cela dit, je n’oublie pas que le principe de la citoyenneté a été souvent mal appliqué ou délibérément violé : les citoyens noirs américains ont continué à être victimes de la discrimination après l’abolition de l’esclavage ; les fonctionnaires français ont appliqué sans états d’âme le statut du 3 octobre 1940 qui retirait aux juifs leur citoyenneté, la République française a constitué l’Algérie en départements français sans pour autant accorder une citoyenneté égale à tous ses membres. Mais ce n’est pas parce qu’un grand principe est mal appliqué que c’est un mauvais principe. L’idée de la nation démocratique est une utopie créatrice, qui s’efforce de résoudre les conflits les plus passionnels par le droit. Telle est sa grandeur, mais aussi sa fragilité, car il est toujours plus facile de laisser parler les passions, surtout ethniques et religieuses, que d’écouter la raison.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 641 de « Royaliste » – 17 avril 1995.

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