Droit de cuissage : la naissance d’un mythe

Oct 30, 1995 | Entretien

 

Encore évoqué par Georges Marchais pour justifier l’intervention soviétique en Afghanistan, et plus récemment à propos de la loi réprimant le harcèlement sexuel, le droit de cuissage est dénoncé comme une survivance de notre passé médiéval. C’est cette fausse évidence que dénonce Alain Boureau, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et historien du Moyen Age. Comment s’est fabriqué ce mythe, dans la littérature et dans l’historiographie ? Quels intérêts idéologiques et politiques a-t-il servi ? L’enquête est passionnante et ses résultats parfois surprenants.

Royaliste : Quel a été le point de départ de votre recherche ?

Alain Boureau : L’actualité. Vous savez qu’on a introduit dans notre code pénal la notion de harcèlement sexuel, qui venait d’Amérique et qui a eu du mal à s’imposer car le mot harcèlement n’avait en français aucune signification juridique alors que « harassement », en droit américain, fait référence à des notions cousines et jumelles. Dans la presse française, et pas seulement dans la presse populaire, on a traduit « harassement » par « droit de cuissage », en référence à cette coutume prétendue selon laquelle, au Moyen Age, le seigneur avait le droit de passer la nuit avec la femme qu’un de ses sujets venait d’épouser.

Royaliste : Comment se fait-il que cette image ait perduré ?

Alain Boureau : Un des agents de cette permanence de l’expression a été Beaumarchais relayé par Mozart : le point de départ des Noces de Figaro, c’est la menace d’application du droit de cuissage par le comte Almaviva à l’égard de Suzanne. Dans la pièce de Beaumarchais, le droit de cuissage renvoie à un passé barbare et violent – celui d’un Moyen Age dont la légende noire continue d’être évoquée dans la presse. Tout cela est bien entendu très pénible pour le médiéviste que je suis, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai voulu écrire ce livre.

Royaliste : Comment prouvez-vous le caractère mythique du droit de cuissage ?

Alain Boureau : Dans une Europe médiévale où le mariage est, depuis le XIIe siècle, un sacrement chrétien fortement contrôlé par le clergé, il est évident que tout abus aurait été immédiatement repéré, discuté et sanctionné. Or il n’y a aucun document sur ce point. L’histoire du droit de cuissage est donc l’histoire d’un mythe. Encore faut-il prouver qu’il n’y a pas de réalité derrière les allégations.

Royaliste : Quelle est le point de départ de votre enquête ?

Alain Boureau : C’est le XIXe siècle, époque à laquelle le mythe du droit de cuissage avait encore un sens très vif, qui puisait dans les époques antérieures. J’ai déjà évoqué Beaumarchais, qui montre une aristocratie ressortant de vieux grimoires pour redonner force à une oppression ancienne. Au XIXe siècle, le terreau est différent. Entre 1814 et 1848, on a une image assez consensuelle du Moyen Age, en raison de l’effort qui est fait pour penser la continuité entre la période médiévale et la période contemporaine. Il y a ainsi la volonté monarchique de relier la Charte de 1814 au Moyen Age, et le consensus se fait sur l’idée qu’il y a eu du XIIe (la révolution communale) au XVIIIe siècle une longue période d’alliance entre le peuple et la royauté, qui se retrouve au XIXe siècle, après une rupture en 1789 qui n’aurait été qu’un accident. Tel est le thème de l’historiographie libérale, tant monarchiste que républicaine, celle de Guizot et d’Augustin Thierry.

La Révolution de 1848 change les données et provoque la constitution de nouvelles alliances conservatrices face au socialisme montant : ainsi le Second Empire tente de rallier un catholicisme en cours de renouvellement, certains monarchistes et républicains conservateurs, contre le « parti du Mouvement » républicain et socialiste. C’est en pleine période d’alliance du trône et de l’autel que se  produit l’affaire qui est le point de départ de mon enquête : en 1854, un notable des deux monarchies et de la IIe République, nommé Dupin, lit à l’Académie des Sciences morales un rapport sur un ouvrage d’érudition locale qui porte sur les coutumes du Béarn et qui contient un document du XVIe siècle faisant explicitement mention du droit de cuissage. La mention occupe une place minime dans l’ouvrage, mais Dupin (qui est un politique) met l’accent sur le « fait », la presse s’empare de l’affaire et dénonce l’ancienneté de l’exploitation aristocratique. Une réaction très forte a lieu du côté catholique, sous la plume de Louis Veuillot, directeur de L’Univers, qui publie de nombreux articles et qui les réunit rapidement dans un volume de 400 pages à l’automne 1854. La polémique va durer plusieurs années, entre les chartistes mobilisés par Veuillot pour la défense de l’aristocratie médiévale et de l’Église (car on évoquait le droit de cuissage pratiqué par certains évêques), et les républicains libéraux.

Nous avons donc une bataille politique entre les catholiques et les anticléricaux, dont procède notre conception du Moyen Age dans sa chronologie et dans sa couleur. Louis Veuillot et ses amis faisaient du Moyen Age un modèle : il s’agissait de revenir, non plus au XIIe siècle des communes, mais au XIIIe siècle de saint Louis qui est présenté comme l’image même de la coopération entre l’Église, l’État et une société hiérarchisée. Du côté républicain, on présente le Moyen Age comme une époque sombre et brutale, le droit de cuissage représentant dans cette perspective le comble de l’exploitation – que la Renaissance, autre mythe construit un peu plus tard, aurait lentement abolie.

Royaliste : La thèse de Veuillot a été combattue d’une manière qui paraît convaincante…

Alain Boureau : En effet. En 1857, un chartiste bordelais, Jules Delpit, publie un livre qui attaque point par point l’argumentation de Veuillot à partir d’une liste de cinquante-quatre preuves du droit de cuissage, où l’on trouve quatre types de documents :

1° des faux récents : il y a par exemple celui qui concerne la fondation de Montauban au Xlle siècle. Une légende datant du XVIIe siècle disait que les paysans du domaine du monastère de Saint-Médard excédés par les excès des moines – notamment le droit de cuissage – s’étaient révoltés et avaient fondé la ville de Montauban. La légende n’a rien de médiéval, et je vois sa cause dans les guerres de Religion : en 1562 la cathédrale de Montauban, qui était sur le territoire de Saint-Médard, a été brûlée par les protestants. Il est probable que les incendiaires ont justifié leur acte en attribuant une malédiction d’origine à ce lieu, et prétendu que c’était un lieu de fornication pour les moines, ce qui était banal dans la propagande protestante de l’époque.

2° de très nombreuses attestations authentiques d’une taxe sur les mariages perçue par des seigneurs, et qui sont accompagnées de rites étranges. Ces taxes étaient désignées sous le nom de « culage » (culagium), qui vient de cueillette, mais à partir du XVIe siècle cette taxe a été faussement interprétée comme une compensation au droit de cuissage. Il y avait aussi au Moyen Age des taxes perçues par des communautés villageoises sur les mariages ; elles pouvaient se réduire à quelques gestes rituels, folkloriques, qui ont donné lieu à la légende du droit de cuissage.

3° des mentions authentiques d’une taxe épiscopale sur les nuits de la mariée. Il y a ainsi une affaire qui oppose entre 1390 à 1410 les paroissiens d’Amiens et d’Abbeville à l’évêque d’Amiens qui voulait percevoir une taxe pour dispenser les jeunes mariés d’une chasteté de trois nuits. Dès le début des XVIe, on interprète cette taxe comme un déguisement du droit de cuissage, alors que le dossier de cette affaire, que je présente dans mon livre, est parfaitement clair et ne permet aucune interprétation de ce type : il s’agit simplement d’un rite pieux, dont l’évêque d’Amiens avait voulu faire un précepte. Cette question du droit de cuissage ecclésiastique a eu une grande importance car cette prétendue pratique représentait le comble du comble de l’exploitation. Je crois en avoir trouvé une des origines littéraires dans les Cent Nouvelles Nouvelles, recueil anonyme rédigé à la cour de Bourgogne vers 1462. La 32e nouvelle raconte que des Franciscains observants installés en Catalogne prélevaient une dîme en nature sur le sacrement du mariage, que chaque jeune épousée payait en couchant avec un des franciscains du couvent…

4° Il reste quatre textes énigmatiques de seigneurs qui disent avoir droit de cuissage. Il s’agit d’aveux et de dénombrements, c’est à dire de textes sans grande valeur juridique rédigés par un vassal et énumérant à l’intention de son suzerain les biens qu’il détient. Trois de ces textes mentionnent le droit de cuissage comme un droit passé, racheté ensuite par une taxe. Un seul document de 1537 émanant d’un seigneur du Béarn, Jean de Louvie-Soubiron, qui affirme que le droit de cuissage existe encore. Mais quand on regarde de près le document, on s’aperçoit qu’il manifeste chez son auteur le désir de passer pour un seigneur en manifestant les attitudes les plus extrêmes – ceci au moment où le prince de Béarn établir un recensement de sa principauté afin de remanier de fond en comble la fiscalité. Aussi demande-t-il aux seigneurs d’énumérer leurs biens. Mais je montre dans mon livre qu’il n’y a pas de seigneur dans le Val d’Ossau ! Le « seigneur » de Louvie-Soubiron essaie de se faire reconnaître, de s’inventer une domination qui n’existe pas car les droits qu’il revendique portent sur deux communautés qui n’ont jamais été en rapport de servitude. Ce quatrième document, qui a eu une fortune extraordinaire, ne repose donc sur rien.

Royaliste : Quel était finalement l’usage de ce mythe ?

Alain Boureau : Les historiens qui n’ont pas cru au droit de cuissage ont pensé que c’était un mythe de l’époque des Lumières. En fait j’ai trouvé la première mention de ce mythe en 1247 : à partir de cette date et jusqu’au XVIIIe siècle, le droit de cuissage est inventé dans le but de déconsidérer la seigneurie. Cela relève du persiflage social. Ce qui est en jeu, ce sont les institutions centrales : l’État royal veut déconsidérer la seigneurie, qui fait obstacle à la centralisation du pouvoir, en lui attribuant devant les sujets des pratiques archaïques ou barbares. A partir du XVe siècle, cette dénonciation se retrouve de façon très précise chez les magistrats et les légistes royaux. Les philosophes des Lumières prendront le relais, pour démontrer que le local est toujours le tyrannique, et que la liberté du citoyen est toujours mieux garantie par le national et par l’universel.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 651 de « Royaliste » – 30 octobre 1995.

Alain Boureau, Le droit de cuissage, La fabrication d’un mythe, Albin Michel, 1995.

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