Du bon gouvernement

Jan 27, 1992 | Res Publica

 

Elle doit partir ! Elle va partir ! La date est donnée, les noms des successeurs possibles circulent dans tout Paris, et le président de la République n’aurait plus qu’à s’exécuter ! Vraiment acharnée, cette campagne contre Edith Cresson… A tel point que l’opposition officielle paraît en arrière de la main : comportement normal, critiques attendues, c’est à peine si l’on remarque une différence d’attitude par rapport au précédent gouvernement – ce qui n’empêchera pas la droite parlementaire de profiter, le cas échéant, de l’éventuel affaiblissement du Premier ministre. Nul ne saurait s’en offusquer.

Mais il y a lieu de s’interroger sur cette campagne de harcèlement contre Edith Cresson, qui ne s’Inscrit pas dans les débats traditionnels. De fait, certains socialistes ont donné le ton à l’automne, par défaitisme ou par goût de la manœuvre. Maintenant, il s’agit surtout de la rumeur parisienne, ponctuée par quelques retentissantes déclarations et alimentée par un commentaire médiatique lui-même stimulé par les « mauvais sondages » ou les provoquant : circularité des causes et des effets, où l’on se perd. Ainsi Paul Marchelli, président de la C.G.C., déclarait peu avant la mi-janvier que le Premier ministre devait s’en aller car il devenait « un danger pour notre pays ». Rien que cela ! Et Jean-Marie Colombani n’hésitait pas à abandonner la neutralité que l’on prête (abusivement) aux rédacteurs du « Monde » pour presser le chef de l’État de remplacer Edith Cresson par Jacques Delors (1).

INCAPACITÉ ?

Plutôt que de réagir par foucades ou par provocations intéressées, auxquelles répondraient un cri de cœur ou un coup de sang, il importe de se demander si un changement de Premier ministre provoquerait une nouvelle donne politique et économique. Si oui, la question mérite en effet d’être posée, mais il faudrait alors tracer des perspectives claires : y a-t-il, dans la majorité, un élément de rechange et une nouvelle équipe qui proposeraient une recomposition politique inédite et un programme économique radicalement différent ? Quels que soient nos vœux en ce domaine, force est de constater qu’un autre gouvernement s’inscrirait, comme celui-ci, dans le même jeu parlementaire (en raison de l’échec de France unie) et dans le même projet global qui est défini à l’Elysée. Changer le locataire de Matignon pour faire la même politique est une absurdité qui se doublerait d’une faute tactique : un Premier ministre nommé au printemps n’aurait pas le temps de s’organiser avant la campagne pour les législatives et conduirait la majorité à la catastrophe.

Certes, on nous susurre depuis des mois qu’Edith Cresson est personnellement désastreuse. Mais les arguments présentés par les accusateurs publics manquent singulièrement de poids. Faut-il renvoyer le Premier ministre pour son dérapage verbal sur les « charters » ? Son prédécesseur avait fait, sur la misère du monde, des déclarations méditées qui n’avaient pas déclenché le tonnerre médiatique. Quant aux jugements à l’emporte-pièce sur les homosexuels britanniques, ils sont ni plus ni moins regrettables que ceux de Jacques Chirac, qui fit rire le Tout-Paris avec une réplique grossière adressée à Mme Thatcher… Les mesures impopulaires ? Les grèves, les grognes et les manifestations ? Chaque Premier ministre reçoit son lot, et Michel Rocard a eu le sien sans que Jean-Marie Colombani ne demande qu’il soit congédié. Quant aux sondages, nul ne saurait s’y fier car ce curieux instrument est comme un thermomètre qui donnerait de la fièvre aux bien-portants.

DISLOCATIONS

Un Premier ministre n’a pas à être jugé sur son Image ni sur sa réputation (l’une et l’autre fabriquées par ceux qui en jugent) mais sur ce qu’il fait. Or les désastres annoncés depuis avril ne se sont pas produits : deux sessions parlementaires se sont déroulées normalement, la contestation sociale de la rentrée a été identique (sauf dans la paysannerie) à celle des automnes précédents et les difficultés majeures que l’État doit affronter ne datent pas de l’arrivée d’Edith Cresson.  Sans être de ses partisans inconditionnels (la constance et la sévérité des critiques publiées ici nous met à l’abri de ce reproche), nous ne saurions passer sous silence quelques-uns de ses atouts sous prétexte que le Premier ministre n’est pas à la mode. D’une part, Edith Cresson est située hors des rivalités entre présidentiables : elle est Premier ministre, rien d’autre, ce qui nous met à l’abri de certaines prudences et de certaines démagogies. D’autre part, elle dispose dans son gouvernement de ministres remarquables (Elisabeth Guigou, Martine Aubry, Jean-Louis Bianco, Bernard Kouchner…) et incontestés, même par l’opposition. Enfin, elle manifeste une volonté industralisatrice qui tranche avec le laxisme précédemment affirmé et théorisé – même si nous déplorons les failles et les inconséquences de la politique économique.

Point de complaisance, par conséquent, mais le refus de confondre la critique politique et les concessions à l’air du temps. Pas plus qu’à la corbeille, la politique de la France ne doit se faire selon les humeurs d’une demi-douzaine de journalistes et la science moliéresque des instituts d’opinion.

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(1) Le Monde, 10 janvier 1992.

Editorial du numéro 572 de « Royaliste » – 27 janvier 1992

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