Prisonnier d’une image, vaincus par l’histoire, longtemps négligés ou presque complètement oubliés, les membres et les descendants du groupe de Coppet ont exercé une influence considérable sur le mouvement des idées au 19ème siècle. Justice leur est rendue par d’éminents chercheurs.
Quelle femme ! « Madame de Staël » est automatiquement associé à « De l’Allemagne », plus souvent évoqué que lu. On se souvient que Germaine est la fille de Jacques Necker, banquier genevois, protestant, ministre de Louis XVI, adulé puis décrié par l’opinion publique. On ne sait pas assez que Madame de Staël fut un des plus grands penseurs de son siècle et une magnifique génitrice, dans l’ordre de la chair comme dans celui de l’esprit. Elle anime, au sens fort du terme, le groupe qui se réunit dans l’exil à Coppet, en Suisse. S’y retrouvent Benjamin Constant et Madame Récamier, bien sûr, mais aussi Sismondi, et bien d’autres personnages de grand talent, Français, Allemands, Suisses, Anglais. Au fil des conversations de Coppet, des œuvres que Madame de Staël encourage, de ses nombreux voyages, se forme une impressionnante société de pensée européenne qui exerce tout au long du siècle une influence aussi profonde que méconnue : aux héritiers spirituels de Coppet, (par exemple le monarchiste « doctrinaire » Barante) s’ajoutent les parents et les descendants de Germaine de Staël, belle-mère de Victor de Broglie et grand’mère d’Albert de Broglie.
Bien des noms cités ne disent pas grand chose à nos contemporains. Fruit d’un colloque tenu à Coppet, un ouvrage (1) nous invite à les découvrir. On y apprend, avec Marcel Morabito, que Jacques Necker ne fut pas seulement un ministre lucide, mais un remarquable penseur, fortement inspiré par la monarchie britannique, très soucieux de la fonction symbolique d’un chef de l’Etat conçu comme garant de la continuité de l’action publique et comme expression de l’autorité politique. On mesure, grâce à Jean-Pierre Machelon, la valeur des analyses prémonitoires de Gabriel de Broglie, ministre de Louis-Philippe, ami de Guizot, royaliste déçu, monarchiste à sa manière ; on suit grâce à Odile Rudelle le mouvement de pensée de son fils Albert de Broglie, catholique libéral et beau défenseur du principe de modération dans l’ordre constitutionnel.
Deux solides études, dues à Francesca Sofia et à Jean-Jacques Gislain, nous introduisent successivement aux thèses constitutionnelles de Sismonde de Sismondi et à l’œuvre de cet économiste totalement oublié ou presque (2) alors qu’il fut un critique pertinent des premiers économistes, fondateurs de l’orthodoxie « libérale ».
C’est que le libéralisme du groupe de Coppet est tout autre chose qu’un économisme. Les communications consacrées à l’ensemble du groupe (réflexions sur la religion, débats sur la responsabilité ministérielle, militantisme anti-esclavagiste) font apparaître un libéralisme philosophique et politique que Lucien Jaume définit et situe précisément. Pour Madame de Staël, « l’indépendance de l’âme fondera celle des Etats ». Et c’est tout une philosophie de la liberté individuelle qui se développe dans une société où Emmanuel Kant est déjà un auteur familier, mais qui n’aboutit pas à l’individualisme tel que nous l’entendons aujourd’hui : il faut de bonnes institutions pour garantir la liberté individuelle, mais il n’y a pas d’institutions bien réglées sans individus capables de volonté et, surtout, de jugement.
Qu’on s’y retrouve ou non, l’esprit de Coppet est admirable : ample culture, jamais séparée de la morale, intelligence souple, conscience aiguë des mouvements de l’histoire et de la pensée moderne, volonté d’agir dans l’époque. Tout le siècle en sera heureusement marqué.
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(1) Sous la direction de Lucien Jaume : Coppet, creuset de l’esprit libéral – Les idées politiques et constitutionnelles du groupe de Madame de Staël. Economica/ Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2 000. 220 F.
(2) Notre ami Alain Parguez est l’auteur de deux études sur Sismondi.
Article publié dans le numéro 779 de « Royaliste » – 15 octobre 2001
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