Économistes libéraux : La fleur au fusil

Mai 9, 1984 | Economie politique

 

Le libéralisme est à la mode. Au Panthéon moderne, Hayek a pris la place de Marx, la statue de l’entrepreneur dynamique a remplacé celle du technocrate efficace, et Yves Montand s’est substitué à lui-même. Dans les tableaux allégoriques, le Marché pourchasse le Plan, le jeune Patron terrasse le dragon étatique, et l’hydre collectiviste n’a qu’à bien se tenir. Vive la Crise, qui nous libère…

Je plaisante, mais à peine. Dans le monde des idées, ou de ce qui se donne comme tel, ces retournements sont habituels. On va de l’un au multiple, on passe d’un faux universel à un autre, on sacrifie à n’importe quel Collectif divinisé avant de se replier sur les « valeurs individuelles », sans prendre garde aux médiations, sans tenir compte de ce qu’enseignent l’histoire et l’observation immédiate. Nous voici donc dans le mouvement « libéral », qui entraîne cadets et vieux crabes de la droite, technocrates et nombre de gens de gauche. Sans doute convient-il de toujours bien les distinguer, mais force est de constater que les uns et les autres, avec des intentions diverses et parfois opposées, sont en train de forger une nouvelle idéologie dominante, aussi médiocre et contraignante que l’ancienne.

L’ABSTRACTION LIBERALE

Il n’y a pas si longtemps, on ne pouvait évoquer l’entreprise sans passer pour complice du patronat. Aujourd’hui, seuls les suppôts du « monstre froid » osent défendre l’Etat, et ceux qui contestent le libéralisme sont dénoncés comme bolcheviques, Albanais ou, du moins, jacobins impénitents et archaïques. Le libéralisme n’est-il pas pensée et projet de liberté ?

Eh bien non ! Lorsqu’il s’applique à l’économie, le terme « libéralisme » est, déjà, très ambigu puisque la liberté qu’il évoque concerne seulement la circulation des produits et le mécanisme des prix sur le « marché ». A priori, l’intention parait pourtant sympathique. Adaptation de l’offre à la demande par l’arbitrage des prix, auto-régulation de l’économie sans intervention de l’Etat, n’est-ce pas ce il faut retrouver, après tant d’années d’étatisme, pour que l’initiative renaisse et avec elle le progrès ? Et tous, de V. Giscard d’Estaing à Edmond Maire (1), du Figaro-Magazine à Libération, de saluer, de près ou de loin, l’idéologie salvatrice du marché souverain. Puisque ce nouveau prêt à penser s’enseigne dans les facultés, puisque l’Etat n’y est plus insensible, il importe de rappeler quelques vérités :

– L’idée d’auto-régulation est insoutenable dans la théorie même, puisque Adam Smith, fondateur de l’économie moderne, est obligé de supposer une « main invisible », extérieure à son système, pour que puissent coïncider avantages personnels et intérêt collectif.

– Le « marché » n’a jamais existé ailleurs que dans les livres. Pour établir son schéma, pour le faire fonctionner, il faut des conditions de concurrence qui ne se rencontrent jamais dans la réalité, et faire abstraction de tout groupement organisé (famille, syndicat, nation), de toute particularité culturelle, en somme de toute vie humaine (2).

– Par voie de conséquence, et comme l’histoire l’a montré, c’est le libéralisme lui-même, hors de tout complot collectiviste et syndical, qui a suscité une intervention croissante de l’Etat, afin que celui-ci maintienne les règles du libre-échange (3).

– Dans les échanges internationaux, les conditions théoriques du marché ne se rencontrent guère. Au 19ème siècle, le dogme libéral n’a fait que servir les intérêts de l’impérialisme britannique et, aujourd’hui, les professeurs de libéralisme, américains notamment, se gardent bien d’appliquer chez eux les principes qu’ils recommandent au reste du monde.

– N’oublions pas, enfin, que l’idéologie du marché se fonde sur une conception réductrice de l’homme, défini comme être de besoins, propose une morale purement utilitaire et conduit – autant que le marxisme – à une analyse matérialiste des relations sociales. A lire les libéraux actuels, on s’aperçoit que rien ne doit échapper à la logique de l’économie : ni la politique, ni la famille, ni même la charité. L’exploitation des hommes, leur réduction à l’état de robots et la destruction des communautés humaines sont inscrites dans cette doctrine, et révélées par son application.

UN « LIBERALISME SOCIAL » ?

Certes, nous ne sommes plus au 19ème siècle. Mais ces théories ont ressurgi sous le précédent septennat, avec la même logique implacable. Alors que se cultivent des nostalgies douteuses, il faut rappeler que le « libéralisme avancé » de M. Giscard d’Estaing s’est traduit par un renforcement considérable de l’étatisme. Alors que sont célébrées, contre le « socialisme », les vertus de la libre entreprise, il faut rappeler que les groupes industriels et financiers fondaient leur puissance sur sa ruine, dans le parfait mépris des lois de la concurrence. Alors que les libéraux se posent en défenseurs de l’école, de la famille et de la société, il faut rappeler que le libéralisme a été une véritable subversion des valeurs qu’ils disent défendre : transmission de la mémoire commune et du savoir, structures sociales traditionnelles, dignité de l’Etat, même la nature et jusqu’à la vie, tout a été atteint, parfois mortellement.

Expert en manipulations « conceptuelles », M. Giscard d’Estaing tente de charmer à nouveau en proposant un « libéralisme social ». L’éternel candidat fait penser à ces soldats qui mettent une fleur à leur fusil en partant à la guerre. La fleur se fanera, mais l’arme fera son œuvre. Le libéralisme est l’ennemi du « social », de toute société humaine qu’il entend soumettre à une économie impérialiste et secrètement totalitaire. La réaction nécessaire contre les excès de l’étatisme ne peut se faire dans une telle régression. L’horreur du totalitarisme marxiste, qui n’est tout de même pas au pouvoir en France, ne peut conduire à accepter les doctrines dont il est sorti. La nécessité de réinventer nos structures économiques et sociales ne peut se fonder sur l’apologie bête d’un marché utopique. Pour la gauche socialiste comme pour la droite traditionnelle mais où est-elle aujourd’hui, il ne devrait pas y avoir de compromis possible avec le libéralisme. C’est la place de l’économie qui doit être repensée, et notre maîtrise sur celle-ci.

***

(1) cf. son rapport devant le Conseil national de la CFDT, sur lequel nous reviendrons.

(2) cf. F. Perroux, entretien accordé à « Royaliste » n°376

(3) Karl Polanyi : La Grande Transformation (Gallimard)

Editorial du numéro 404 de « Royaliste » – 9 mai 1984

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