Écrire l’histoire coloniale – Entretien avec Daniel Lefeuvre

Mar 19, 2007 | Billet invité

 

 

Spécialiste d’histoire coloniale, auteur d’une thèse sur l’histoire économique de l’Algérie avant l’indépendance, Daniel Lefeuvre est professeur à l’université Paris VIII Saint Denis. Dans un ouvrage récent, il démonte l’argumentation confuse et anachronique de ceux qui voudraient que notre histoire coloniale soit l’occasion d’un perpétuel repentir.

Après le débat furieux qui a opposé les avocats de la colonisation et ses détracteurs, il importait de donner la parole à un historien de métier qui ne délivre ni leçons de morale, ni message politique subliminal.

 

Royaliste : Le passé colonial de la France suscite un vif débat…

Daniel Lefeuvre : En 1992, dans la revue 20ème siècle, un des grands historiens de la colonisation, Daniel Rivet, expliquait que le passé colonial s’éloignait de nous et avait perdu tout intérêt – sauf pour les historiens qui désormais pourraient travailler tranquillement. Or, depuis cinq ou six ans, ce débat est sorti des cercles de Français impliqués d’une manière ou d’une autre dans l’histoire de la colonisation : nous voyons qu’il intéresse ou passionne un vaste public.

Mon livre s’inscrit donc dans des enjeux qui sont avant tout politiques, sans que les débats propres à ma discipline en soient pour autant absents.

 

Royaliste : Quel est l’enjeu politique ?

Daniel Lefeuvre : Ceux que j’appelle les Repentants font de la colonisation le péché originel de la République. Ce péché survivrait dans les institutions actuelles et dans les comportements : les discriminations fondées sur la couleur de peau seraient l’expression de ce racisme colonial. L’école véhiculerait ce passé colonial, la justice serait coloniale et Pascal Blanchard – l’un de mes repentants préférés – estime que l’urbanisme actuel est colonial car on construit des commissariats de police sur les grands axes qui vont de la banlieue au centre-ville.

Il faudrait donc « décoloniser la République » afin de réaliser l’émancipation de ceux qui se désignent comme les « indigènes de la République ».

 

Royaliste : Et l’enjeu disciplinaire ?

Daniel Lefeuvre : Pour parvenir à cette écriture repentante de l’histoire de la colonisation, il faut construire une histoire de la colonisation qui puisse répondre à l’objectif qu’on lui fixe. On n’essaie pas de discerner les conséquences du passé colonial sur la réalité présente, on part d’une réalité construite aujourd’hui, d’un passé colonial agissant, pour réécrire l’histoire coloniale. C’est la démarche inverse de celle des historiens !

Tout cela ne sera pas très grave si cette réécriture se faisait dans un cercle étroit de personnes directement intéressées par la colonisation. Mais elle a ses relais médiatiques et l’histoire repentante s’est finalement imposé comme le récit historique de référence.

En toute bonne foi, parce qu’on l’a lu dans la revue L’Histoire et dans Le Monde diplomatique, on répand dans les lycées et collèges les thèmes majeurs de la repentance : les guerres de la colonisation sont des guerres d’extermination ; l’essor de l’Occident repose sur le pillage des colonies et des pays du Sud ; la main d’œuvre coloniale a reconstruit la France. Toutes ces thèses sont reçues comme des vérités scientifiques.

 

Royaliste : Sur quels éléments appuyez-vous vos critiques et vos réfutations ?

Daniel Lefeuvre : Les livres des Repentants présentent de graves erreurs méthodologiques qui permettent d’en contester la valeur scientifique.

Première critique : les ouvrages des Repentants reposent sur la confusion entre les discours et la pratique. Ils n’écrivent pas l’histoire de notre passé colonial, mais une histoire des représentations du passé colonial de la France. Olivier Le Cour Grandmaison cite des acteurs de la colonisation et toute son argumentation repose sur ces témoignages. Il suffit qu’il trouve la lettre d’un médecin écrivant lors de la conquête de l’Algérie qu’il faut exterminer les Algériens, il suffit qu’un colonel écrive à sa famille qu’il a  fait piétiner par ses chevaux les ventres des femmes arabes pour qu’elles ne puissent plus enfanter pour qu’il en conclue à la réalité de cette extermination.

Or le discours ne constitue pas un élément suffisant pour établir des pratiques génocidaires. Ainsi, en juillet 1885, Jules Ferry justifie la politique coloniale, demande le vote des crédits pour une expédition à Madagascar et déclare que « la colonisation est fille de politique industrielle ». Lénine dira la même chose trente ans plus tard. Comme deux personnages situés aux deux extrêmes disent la même chose, on tient ce discours comme le reflet du réel et on en conclut que les colonies ont été soumises à une exploitation féroce.

Quand on regarde les choses d’un peu près, on s’aperçoit que le discours de Jules Ferry exprime un espoir – qui a été très largement déçu.

Deuxième critique : l’anachronisme, dont Lucien Febvre disait qu’il était le péché mortel des historiens.

Chez les Repentants, on trouve cet anachronisme à deux niveaux :

D’une part, ils pensent le passé à partir de catégories morales, mentales et judiciaires actuelles. Les crimes réels que l’armée française a commis dans les colonies ne sont pas appréciés à partir de la culture de guerre de l’époque mais en fonction des crimes commis par les nazis et jugés à Nuremberg. Ce procédé est inacceptable pour un historien.

D’autre part, les Repentants jugent la colonisation française comme un tout homogène dans le temps et dans l’espace. Par exemple, en deux pages de « Coloniser, Exterminer », Olivier Le Cour Grandmaison nous fait voyager sur dix millions de km² et sur une période qui va de 1830 à 1945. Comme si ce qui s’est produit entre 1830 et 1850 en Algérie s’était répété à l’identique en Indochine et en Afrique noire.

Troisième critique : les Repentants imposent aux historiens un changement de métier. Faire de l’histoire, c’est étudier le passé pour le connaître et pour tenter de le comprendre. Or on voudrait que l’historien devienne une sorte d’expert appelé à juger les événements. On attend de lui qu’il dise si la colonisation était un bien ou un mal – donc on voudrait l’obliger à plaquer des catégories morales sur ses méthodes de travail.  Aujourd’hui, l’historien est tenu de condamner la colonisation. Je pense au contraire que le jugement appartient au citoyen, l’historien s’efforçant quant à lui de faire une mise au point aussi informée et précise que précise.

 

Royaliste : Procédons à ces mises au point historiques. La colonisation a-t-elle été une succession de génocides ?

Daniel Lefeuvre : Prenons l’histoire de la conquête de l’Algérie. Gilles Manceron, auteur de « Marianne et les colonies », affirme que cette conquête a été un « laboratoire du nazisme ». On compare la population algérienne en 1830, qui compte trois millions d’habitants, à la population de 1871 qui est tombée à 2 125 000 habitants. Cela voudrait dire qu’un tiers de la population a été tuée, par divers moyens, notamment les enfumades (asphyxies de groupes réfugiés dans des grottes) et les razzias qui consistaient à affamer une population rebelle en détruisant les récoltes et le bétail…

Les enfumades ne sont pas une courageuse révélation de l’année dernière mais un fait connu à l’époque de la colonisation, dénoncé par la presse et aussi par l’autorité politique. Ces procédés sont évidemment atroces, mais ils n’annoncent pas les chambres à gaz. La culture de guerre de ceux qui ont pratiqué les enfumades, c’est la mise à sac du Palatinat par l’armée de Louis XIV, ce sont les massacres de Vendée, ce sont les massacres des troupes napoléoniennes en Espagne.

Le général Bugeaud, par exemple, a fait ses classes dans les armées révolutionnaires et impériales : il parle de guerilla tandis qu’un autre officier évoque une « Vendée musulmane ». L’armée française ne se trouve pas confrontée à des troupes régulières, elle ne fait donc pas une guerre réglée : elle rencontre la résistance multiforme d’une population en armes, qui défend sa terre, ses coutumes, sa religion ; ces combattants sont traités comme les insurgés de Bretagne, de Vendée et d’Espagne. Le fait que la guerre se déroule en Afrique, face à des Arabes et à des musulmans, ne change rien aux méthodes de répression qui sont utilisées, là comme ailleurs, pour soumettre une population – non pour l’exterminer.

 

Royaliste : Comment expliquer le déficit démographique ?

Daniel Lefeuvre :  J’ai fait des recherches que vous trouverez exposées dans mon livre. Ma conclusion est que la mortalité s’explique bien sûr par la guerre (qui fait 270 000 morts) mais surtout par les disettes (dues à la sécheresse, aux sauterelles) et les épidémies (choléra, typhus, dysenteries) qui auraient fait entre 500 000 et un million de morts dans les années 1860. Or les Repentants n’évoquent pas ces épisodes désastreux, que l’on ne peut expliquer par les effets indirects de la colonisation : la France exporte massivement des farines vers l’Algérie et les médecins militaires soignent les personnes en proie à la famine et aux maladies.

J’ajoute que la crise démographique qui a frappé l’Algérie s’observe à la même époque en Tunisie et au Maroc qui a perdu un quart de ses habitants. Ce sont bien les faiblesses de l’économique maghrébine qui ont provoqué ces catastrophes.

 

Royaliste : Les colonies ont-elles favorisé l’économie de la métropole ?

Daniel Lefeuvre : Dans la balance commerciale de 1885, les matières premières constituent le premier poste déficitaire, avec par ordre d’importance le charbon, le coton, la laine et la soie. L’apport des colonies pour ces matières premières est nul, voire déficitaire.

Sur la longue période, on constate que les colonies fournissent des produits agricoles, des phosphates du caoutchouc et du bois. Mais il faut souligner que tous ces produits sont fournis à la métropole à des prix très supérieurs au cours mondial : + 12% pour le caoutchouc, + 40% pour le vin en 1950. On pouvait acheter ailleurs et pour moins cher des produits qui n’étaient pas indispensables.

Il est vrai que l’empire français constitue un débouché important et que l’on vend plus cher aux colonies qu’au reste du monde ; mais l’argent qui permettait aux colonies de financer leurs achats à la métropole était pour une bonne part fourni par la métropole. Pour le Trésor, la charge était considérable : entre 1902 et 1962, les transferts nets de fonds vers les colonies représentent sept fois l’équivalent du plan Marshall.

Des Français se sont enrichis aux colonies mais les colonies n’ont pas enrichi la France. Au contraire, c’est après la décolonisation que la France a connu une croissance rapide.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 900 de « Royaliste » – 19 mars 2007

 

 

Partagez

0 commentaires