Éditer : une aventure de l’esprit – Entretien avec Pierre-Guillaume de Roux

Déc 27, 1999 | Entretien, Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Royaliste : Comment les éditions des Syrtes veulent-elles se situer dans le champ éditorial ?

Pierre-Guillaume de Roux : Nous voulons mener une politique d’auteurs, donc une politique sur le long terme qui est contraire au courant dominant.

Royaliste : Comment qualifier ce courant ?

P-G. de Roux : Dans les grands groupes, l’activité des maisons d’éditions se rapproche de plus en plus de celle d’un journal. Elles vivent dans l’urgence, avec l’obsession du « coup » médiatique : on lance un livre sur un idée qui est dans l’actualité, sur un fait divers, avec une importante mise en place chez les libraires ;  si ça ne prend pas pendant dans les trois mois, on pilonne les livres retournés et on passe à autre chose. Cela signifie que, pour ces maisons, le livre est devenu un produit de consommation comme un autre.

Telle n’est pas ma conviction : un livre est toujours une aventure de l’esprit, un auteur n’est pas quelqu’un qui offre un produit banal. L’éditeur doit prendre part  à la création littéraire en soutenant des auteurs : sauf exception, un écrivain ne trouve pas ses lecteurs dès son premier roman ; il faut lui donner le temps de faire son œuvre, l’encourager, lui donner les moyens de se faire connaître. Concrètement, l’éditeur doit éveiller des critiques littéraires, convaincre des libraires, trouver l’argent nécessaire à la publication d’un deuxième ouvrage qui permettra de convaincre quelques critiques et quelques libraires de plus. C’est donc un investissement sur trois, cinq, dix ans, sans que l’on soit certain de parvenir à ses fins. C’est cela, le travail de l’éditeur : avoir la volonté farouche de faire connaître l’écrivain que l’on a été le premier à lire, faire partager de proche en proche la conviction qu’il a du talent. L’édition, c’est du temps. Or cette conception est en train de disparaître.

Royaliste : Pourquoi ?

P-G. de Roux : Depuis une quinzaine d’années, nous assistons à une prise progressive du pouvoir par les contrôleurs de gestion. Le mouvement a commencé dans l’édition américaine, avant de gagner la France : par exemple le groupe des Presses de la Cité, qui avait été constitué par Sven Nielsen, a fait l’objet d’une OPA qui a entraîné le départ de son fondateur, et l’arrivée du célèbre Jimmy Goldsmith. Celui-ci a mis en place ce système de la rentabilité immédiate qui a progressivement ébranlé les maisons d’édition du groupe. Tout d’un coup, il n’a plus été possible de concevoir une stratégie éditoriale à long terme. Au contraire, on a parié sur l’année, en recherchant les personnalités médiatiques et les documents susceptibles de faire de l’effet.

Cet exemple montre qu’il est très difficile de faire son travail d’éditeur au sein d’un grand groupe. Aujourd’hui, sous le terme générique d’éditeur, il y a deux conceptions radicalement opposées. Aux Editions des Syrtes, nous ne faisons pas le même métier que Olivier Orban ou Bernard Fixot, qui sont deux excellents hommes d’affaires, mais ils produisent des livres comme d’autres des chaussures.

Royaliste : Bernard Fixot est un nouveau venu, qui exploite un segment particulier du marché. Les grandes maisons traditionnelles sont-elles vraiment emportées par la logique que vous décrivez ?

P-G. de Roux : Certaines maisons traditionnelles sont effectivement prisonnières de cette logique de la rentabilité à court terme. C’est le cas de Plon, qui a édité Barrès, Bernanos, le général de Gaulle. La renommée demeure, mais c’est une coquille vide, il ne reste rien de cette fabuleuse aventure de l’esprit : le fonds n’a pas été entretenu, des dizaines d’auteurs ont été perdus. De même, les éditions Julliard, moins prestigieuses, mais qui ont fortement contribué à la création littéraire dans les années cinquante-soixante, et qui ont continué à mener une politique d’auteurs avec Bernard de Fallois puis Christian Bourgois, ont été complètement déstabilisées par les changements d’actionnariat et de stratégie : aujourd’hui, ce n’est plus qu’une marque, une sorte de collection abritée par Robert Laffont.

Royaliste : Tout de même, il y a bien une nouvelle génération d’éditeurs qui poursuit le travail d’un Jérôme Lindon, pour ne prendre que cet exemple ?

P-G. de Roux : Vous avez raison de citer Jérôme Lindon, qui est preuve vivante que l’on peut poursuivre une politique cohérente, exigeante, menée selon des goûts très affirmés. Les éditions de Minuit sont un modèle, et un modèle économiquement viable. Parmi les maisons plus jeunes, Actes Sud est aussi une réussite commerciale qui ne s’est pas faite au détriment  de la littérature.

Royaliste : Tout n’est donc pas perdu, même dans les grandes maisons d’édition, qui publient elles aussi de bons livres…

P-G. de Roux : Bien sûr ! Mais il faut prendre garde à l’évolution préoccupante des comités de lecture qui, de plus en plus, examinent les manuscrits selon des critères commerciaux. Il y a là une normalisation de l’édition qui fait que l’on passe souvent à côté du grand livre – justement parce que le grand livre est celui qui échappe aux habituelles grilles de lecture.

Royaliste : Ce n’est pas nouveau : l’exemple de Proust est bien connu !

P-G. de Roux : Il est vrai que, à toutes les époques, de grands éditeurs ont manqué de grands auteurs, qui ont été reconnus par la suite. Ce qu’il y a de nouveau, c’est la standardisation de la littérature : elle n’a jamais été aussi pesante qu’aujourd’hui.

Royaliste : C’est la chance des petits éditeurs…

P-G. de Roux : C’est ce que je me dis ! Il m’arrive de « sauver » un auteur, mais combien disparaissent complètement, ou ne sont jamais publiés parce que le circuit traditionnel a de tels a priori qu’il n’y a plus de recours possibles.

Royaliste : S’agit-il d’une véritable norme, ou d’effets de mode ?

P-G. de Roux : Il s’agit d’une norme, qui selon moi consiste à considérer le roman comme une sorte d’exercice de style. Amélie Nothomb, par exemple, est un écrivain qui a du savoir faire, qui sait construire une histoire, qui a un humour assez piquant, mais c’est assez facile et cela permet de viser un très large public. Les livres qui demandent un certain travail de la part du lecteur sont lus avec une très grande méfiance par les comités de lecture. Je n’ai rien contre les raconteurs d’histoires – il y en a de merveilleux – mais il ne faut pas non plus exclure les livres qui demandent un certain décryptage.

Cela dit, je ne pense pas qu’il faille seulement offrir, comme le font les éditions de Minuit, des livres parfaitement construits, parfaitement huilés, irréprochables sur le plan de la forme : ce n’est pas forcément de la grande création. Or beaucoup de critiques se rassurent en célébrant ces ouvrages, comme s’ils représentaient à eux seuls la littérature.

Royaliste : Justement, comment se porte aujourd’hui la critique littéraire ?

P-G. de Roux : Hélas, elle ne fait plus son travail. Elle ne va plus à la découverte. On l’a vu en septembre dernier : les critiques se précipitent sur les auteurs qui sont étiquetés depuis plusieurs années, ou qui vont faire la mode de la saison. Je sais bien que les critiques sont submergés par les livres de la rentrée littéraire, mais il n’en reste pas moins que le système est  vicié : les prix littéraires n’abusent plus personne, la concentration s’accroît, la surproduction épuise le système éditorial.

Royaliste : Quelles sont les raisons de cette surproduction ?

P-G. de Roux : Cette surproduction est le signe d’un malaise car elle signifie que beaucoup d’éditeurs ne s’en sortent pas. Le paradoxe, c’est qu’un éditeur en difficulté augmente sa production à cause du système de mise en place, qui lui permet d’alimenter sa trésorerie sur le dos des libraires. Le circuit est le suivant : un livre est d’abord présenté par l’éditeur et l’auteur aux représentants qui se rendent chez les libraires et prennent les commandes. Le libraire paie les livres commandés dès parution, avec une possibilité de retour au bout de trois mois : les livres retournés sont remboursés au libraire par l’éditeur mais, pendant ces trois mois, l’éditeur dispose d’une certaine somme dont il se sert pour publier d’autres ouvrages.

C’est là un jeu très dangereux car dans cette course on peut trébucher et se trouver dans l’incapacité d’assurer ses échéances.

Royaliste : Un mot sur les prix littéraires ?

P-G. de Roux :  Le système cent fois dénoncé s’est mis en place dans les années soixante. Les éditeurs (surtout Grasset) portent une lourde responsabilité, mais les critiques se sont prêtés au jeu. On a trop souvent trompé les lecteurs sur la qualité des ouvrages primés, et il y a une crise de confiance générale : on ne croit plus à ces jurés-auteurs, à ces journalistes qui reçoivent un prix et qui renvoient l’ascenseur en des termes dithyrambiques. La critique a perdu son crédit, et il n’y a plus guère de journalistes capables de lancer un livre – comme c’était le cas il y a une vingtaine d’années – et depuis la disparition d’Apostrophes, la télévision et la radio (à l’exception de l’émission de Michel Polac) n’exerce plus d’influence.

Les livres se diffusent par le bouche à oreille, et grâce à quelque trois cents libraires qui transmettent leurs passions à leur clientèle. Mais ces libraires sont très menacés par les concentrations et par le système « Ariane » que la FNAC risque de mettre en place.

Royaliste : De quoi s’agit-il ?

P-G. de Roux : C’est une présélection faite à partir des programmes de publication, donc très en amont de la chaîne, pour des livres qui bénéficieront d’une présentation particulière dans les magasins de la FNAC. Il y aura donc des commandes très importantes d’ouvrages qui seront livrés dans des délais records. Avec ce système de promotion, il est clair que les choix de la FNAC influeront sur la politique éditoriale. Nous verrons très vite la FNAC et les autres grandes surfaces jouer un rôle décisif dans la toute la production (romans, essais, recherche) alors que celle-ci est déjà compromise par la standardisation opérée par les contrôleurs de gestion et les comités de lecture. Il est temps de prendre conscience de l’immense danger qui pèse sur la création intellectuelle dans notre pays, afin que les éditeurs, les libraires et les lecteurs se préparent à une résistance active.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 740 de « Royaliste » – 27 décembre 1999.

 

 

 

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