Après avoir prévu la « décomposition de la sphère soviétique » dès 1976, Emmanuel Todd a-t-il raison d’annoncer la décomposition du système américain ?

 Il est encore trop tôt pour le dire, mais notre invité a le mérite d’arracher la réflexion sur les Etats-Unis à la sempiternelle polémique entre les américanophiles et les américanophobes. Appuyée sur de solides analyses démographiques, économiques et politiques, l’hypothèse d’un déclin américain doit être examinée attentivement au moment où la Maison Blanche s’efforce de démontrer sa toute-puissance. L’activisme n’est-il pas le masque de la faiblesse et le remède à l’angoisse ? 

 

Royaliste : Le débat fait rage entre les américanophiles et les anti-américains. Comment vous situez-vous ?

Emmanuel Todd : D’une toute autre manière. Avant d’être pour ou contre, il faut connaître la réalité sur laquelle on se dispute. Depuis longtemps, j’avais le sentiment qu’on se trompait dans l’analyse du comportement américain et j’ai commencé à travailler au moment où on interprétait le comportement agressif des Etats-Unis en termes de puissance américaine : après l’effondrement de l’Union soviétique et en raison de la division des pays européens, disait-on, les Américains sont dans un monde où ils peuvent faire ce qu’ils veulent.

Dans « L’Illusion économique », j’avais déjà émis des doutes sur la réalité du dynamisme américain et j’avançais deux hypothèses : celle d’un développement économique modéré, celle d’une véritable régression.

Un certain nombre d’indicateurs me font maintenant choisir le deuxième scénario, l’affaire Enron ayant confirmé mes impressions sur le caractère fictif de l’économie américaine.

Royaliste : Voilà qui semble vous placer dans le camp des anti-américains…

Emmanuel Todd : Je m’efforce de montrer que l’activisme frénétique des Etats-Unis est à interpréter comme le soubresaut d’un système impérial qui est en train de s’écrouler. Mais cela ne me rapproche pas des « anti-américains structurels » : ceux qui, depuis 1945, pensent que les Etats-Unis représentent le Mal pour l’éternité des temps. Ce préjugé empêche de penser les changements et les basculements historiques puisqu’on raisonne toujours sur la même ligne, selon la même pente. Il est d’ailleurs frappant de constater que les anti-américains et les américanophiles tiennent la puissance américaine pour un fait établi. Selon moi, tel n’est pas le cas.

Royaliste : Quelles sont vos raisons ?

Emmanuel Todd : Comme je n’adhère pas au préjugé anti-américain, je peux poser en première analyse un système américain très dynamique entre 1945 et 1995 et tout à fait préférable à l’empire soviétique. Plus généralement, on peut dire qu’au 20ème siècle le rapport de l’Amérique au monde est positif dans la mesure où les Etats-Unis développent une formidable puissance et forment un Etat-continent qui n’a pas besoin du monde. Au contraire, en Europe, nous nous sommes débattus dans des difficultés dramatiques et par deux fois nous avons demandé à l’Amérique de venir nous aider. On se souvient que le gouvernement américain est venu à notre secours sans enthousiasme – mais il l’a fait…

Depuis une décennie, nous assistons au renversement du rapport de l’Amérique au monde, suite à l’effondrement du système soviétique, tandis que l’Eurasie est en train de trouver son équilibre par elle-même. On pouvait donc imaginer que l’Amérique se retirerait sur son continent, réduirait ses armements et s’occuperait paisiblement à ses affaires. De fait, l’Amérique a joué le jeu du retrait impérial entre 1990 et 1996 : pendant cette période, les effectifs de l’armée américaine ont fortement baissé – de 2,1 à 1,4 millions d’hommes – et les dépenses budgétaires ont été réduites de 35%.

C’est pendant cette même période, où l’on croit à la paix et où le monde apprend à se passer de l’Amérique, que les dirigeants américains découvrent qu’ils ne peuvent plus se passer du monde.

Royaliste : Comment s’en aperçoivent-ils ?

Emmanuel Todd : Cette prise de conscience est le résultat d’un mouvement économique de longue durée car le déficit commercial américain est un problème ancien : entre 1993 et 1998, ce déficit est passé de 100 à 450 milliards de dollars. Il est principalement le résultat d’un déficit des échanges industriels – qui existe avec l’ensemble des partenaires commerciaux des Etats-Unis, y compris l’Ukraine. En d’autres termes, une bonne partie de l’approvisionnement américain provient du reste de la planète. Il faut en outre souligner que le déficit industriel a d’abord porté sur des biens de moyenne technologie (les automobiles) mais porte de plus en plus sur des biens de haute technologie alors qu’on continue de se féliciter du dynamisme de l’économie américaine. C’était la même chose pour les échanges extérieurs soviétiques voici un quart de siècle : cette indication, qui révélait une situation désastreuse, m’avait permit d’annoncer la chute de cet empire alors que les chiffres du produit intérieur brut soviétique demeuraient positifs.

Royaliste : On peut soutenir que les Etats-Unis sont devenus des prédateurs, qui ont besoin du reste du monde pour continuer à vivre sans que ce phénomène, propre à tout empire, soit le signe d’une crise mortelle…

Emmanuel Todd : L’analyse que vous évoquez est très largement partagée. Mais, selon moi, le système américain présente trois fragilités :

La première déficience, c’est la façon très particulière dont est prélevé le « tribut impérial ». Les Romains utilisaient la force militaire. La manière dont les Etats-Unis financent leurs importations n’a rien d’autoritaire : c’est librement que le capital vient se placer sur les marchés financiers américains. On ne peut donc pas parler, au sens strict de tribut et de prédation. C’est la globalisation économique (le libre-échange, la mise en concurrence généralisée) qui a donné aux Etats-Unis leur pouvoir d’attraction. En effet, le libre-échange a pour premier effet de déprimer la demande mondiale, la concurrence entraînant une pression à la baisse des salaires. Ce déficit de la demande réduit la consommation des populations, à l’exception de la population américaine dont le taux d’épargne est tombé à zéro. La population américaine consomme plus qu’elle produit, les autres peuples produisent plus qu’ils ne consomment, ce qui fait que la population américaine joue, à la place de l’Etat, le rôle de régulateur de l’économie mondiale.

Royaliste : Comment consommer massivement sans beaucoup produire ?

Emmanuel Todd : A cause d’un des effets majeurs de la globalisation : l’augmentation des inégalités. Partout, les profits augmentent et les groupes de profiteurs (les riches « normaux » d’Europe et du Japon, certains Etat comme l’Arabie saoudite, les milieux du crime organisé etc.) envoient leur argent là où les placements sont les plus sûrs mais pas nécessairement les plus rentables : jusqu’à ces derniers temps, l’argent allait aux Etats-Unis parce que le dollar était la plus forte monnaie du monde, parce que l’armée américaine paraissait la plus puissante du monde, parce que l’économie américaine étaient encore récemment le lieu le plus sûr du monde – mais pas le plus profitable.

L’argent venu de l’étranger permettait de financer le crédit à la consommation de l’ensemble des ménages américains : cela explique qu’il y ait eu un arrêt dans la croissance des inégalités aux Etats-Unis, l’ensemble de la population étant en quelque sorte nourrie par l’argent apporté par les riches de la planète. Cette situation est inédite, mais elle est très fragile. Il est en effet probable que les riches qui ont placé leur argent aux Etats-Unis seront un jour plumés – sans doute à la suite d’un effondrement du dollar. L’Amérique ne peut donc se présenter comme l’Etat garant des richesses du monde, puisque nous savons déjà que les riches étrangers ne sont pas les bénéficiaires ultimes du système qui profite avant tout à la population américaine.

Royaliste : Quels sont les deux autres éléments de fragilité ?

Emmanuel Todd : On exagère beaucoup la puissance américaine dans le monde. On dit que les Etats-Unis représentent 30% des dépenses militaires de la planète mais on oublie que dans cette somme colossale il y a la paie des soldats américains. Le système militaire impressionne, mais sa capacité d’intervention est limitée : la marine n’a plus que 11 porte-avions (14 il y a quelques années)  et surtout, les interventions extérieures dépendent de bases terrestres qui sont très vulnérables et peuvent être supprimées en cas de changement politique dans le pays où elles sont installées. Comme les militaires américains ne veulent plus risquer leur vie, ils procèdent par bombardements massifs et n’interviennent au sol que lorsqu’il y a des troupes de mercenaires pour les protéger : les militants de l’UCK au Kosovo, les Tadjiks en Afghanistan. La force militaire, qui est un des éléments majeurs de la puissance d’un empire, est donc largement défaillante.

Le troisième élément de fragilité, c’est la faillite de l’universalisme américain, l’incapacité à traiter tous les peuples en égaux. L’expansion romaine s’est faite par la force, mais Rome avait finit par reconnaître tous les hommes libres de l’empire comme citoyens romains.

Royaliste : D’où vient cette carence des Etats-Unis ?

Emmanuel Todd : C’est un héritage de l’Angleterre. Les Anglais sont d’abord Anglais, avant de se concevoir comme membre d’une même humanité. Les Français, comme les Russes, regardent le monde comme peuplés de peuples égaux, parmi lesquels ils se situent. Par tradition anthropologique, les Allemands et les Japonais conçoivent le monde de manière hiérarchisée. L’attitude anglo-saxonne est très floue : entre les anglo-saxons et les autres peuples il y a une frontière, mais celle-ci est mouvante. D’où l’ambiguïté des Etats-Unis, que l’on peut décrire comme une société née de l’immigration mais tout aussi bien comme le pays qui pratique la ségrégation raciale la plus déterminée. Chez les Américains l’attitude assimilationniste et l’attitude ségrégationniste sont nouées : poser la différence raciale des Indiens et des Noirs permet de dire que les Européens immigrés sont identiques aux Américains blancs  – en oubliant que les Européens blancs sont très différents les uns des autres. La tendance unilatéraliste des Américains résulte de cette incapacité à voir le monde de manière égalitaire. Cette tendance vaut aussi pour les Etats-Unis : dans les deux dernières années, le taux de mortalité infantile a augmenté chez les Noirs américains et ce fait souligne l’échec des tentatives de déségrégation ; on observe aussi une baisse du taux de mariages mixtes pour les hispanophones. Ces deux phénomènes marquent le recul de l’universalisme, qui se manifeste aussi par le mépris des Américains pour les alliés.

Or la puissance américaine est maintenant fonction du crédit que les Européens et les Japonais continueront à accorder aux Etats-Unis.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 803 de « Royaliste » – 11 novembre 2002.

 

Emmanuel Todd, Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002.

 

 

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