En lisant l’Histoire de la nation française d’Eric Anceau

Juin 26, 2025 | Res Publica

Spécialiste du XIXe siècle mais aussi historien des élites, de la fiscalité, de la laïcité, Éric Anceau retrace dans son nouvel ouvrage l’histoire de la nation française (1). C’est affirmer qu’elle existe, non comme éternelle essence, ni comme mythologie en perdition, mais comme réalité politique. 

Nous ne le savons que trop. Notre histoire est un champ de bataille qui oppose depuis deux siècles une gauche radicale, qui date de juillet 1789 l’acte de naissance de la nation, à une droite réactionnaire figée dans l’apologie d’un Ancien Régime idéalisé. S’y ajoute la tendance historiographique contemporaine, qui vise la déconstruction du “roman national” et sa dilution dans les flux de la mondialisation.

Éric Anceau refuse quant à lui toute forme de segmentation militante et s’oppose non moins fermement à la mode démystificatrice. Pour lui, le récit national n’est pas un roman inventé à partir de faits puisés dans le bric-à-brac du passé. Il ne relève pas non plus d’une “France éternelle” figée dans son immuable essence. A la suite du colonel de Gaulle publiant La France et son armée, il montre que l’on peut rétablir l’aventure nationale dans sa dynamique complexe, dès lors que son histoire millénaire est pleinement assumée.

Assumer, c’est prendre en charge et plus précisément, dans l’acception philosophique, consentir lucidement à ce que l’on est. Le récit historique implique, au rebours de toute complaisance, un regard critique sur les événements, sur les interprétations qui en sont données et sur les mentalités collectives. Il ne s’agit pas de battre sa coulpe en brandissant l’interminable liste des crimes et des fautes du passé. La fameuse repentance procède d’une morale sommaire qui érige le Bien et le Mal en absolus dans un monde recomposé selon divers présupposés idéologiques. Au contraire, la réflexion historique suppose une suspension du jugement et une grande prudence dans la reconstitution, toujours fragile, des cheminements historiques.

Comme toute œuvre solidement pensée, l’ouvrage d’Eric Anceau est susceptible de plusieurs lectures, toutes pertinentes dès lors qu’elles évitent, selon l’intention de l’auteur, de reprendre les sempiternels conflits d’apologétiques – monarchisante, républicaniste, révolutionnariste, conservatrice. Pour ma part, je voudrais attirer l’attention sur le travail du négatif qui se manifeste à toutes les époques et qui peut produire, d’une manière ou d’une autre, des résultats positifs.

La part la plus visible de cette négativité à l’œuvre, ce sont les luttes intestines qui aggravent les périls extérieurs et placent la France au bord de l’abîme. A cet égard, la guerre de Cent Ans apparaît bien comme une “étape paradoxale de la création nationale”. Lorsque Édouard III se proclame  roi de France en 1337 et prend les armes contre Philippe de Valois au motif que sa mère Isabelle l’a inscrit dans la filiation capétienne, le Conseil royal affirme que la France est “la chose de tous les Français” – res publica. En 1358, la découverte de la loi salique permet d’affirmer que la couronne ne peut se transmettre par les femmes. Loin de tout préjugé patriarcal, il s’agit de conforter juridiquement l’indépendance du royaume. Les défaites militaires, la révolte d’Etienne Marcel et la Grande Jacquerie, la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, la faiblesse matérielle et symbolique du “roi de Bourges” sont autant de catastrophes qui ne peuvent atteindre le principe de légitimité. C’est ce principe qui permet de fonder la reconquête territoriale puis de confirmer la souveraineté royale par le moyen déjà étatique de l’armée, de l’administration et de la fiscalité (2).

Les huit guerres de Religion font ressurgir la menace d’une dislocation du royaume. Le travail du négatif se manifeste par l’affaiblissement du pouvoir royal et par l’affrontement entre des ultra-catholiques financés par l’Espagne et des protestants soutenus par l’Angleterre. Le principe de légitimité est là encore l’ultime recours, qui désigne Henri de Navarre comme roi de France après l’assassinat d’Henri III. D’une longue et terrible épreuve, la monarchie sort renforcée et transformée par la doctrine de la souveraineté étatique et royale.

Le royaume des lys chanté par les nostalgiques a toujours été travaillé par de rudes dialectiques : la classique conception du gouvernement mixte, qui faillit s’imposer sous Charles V est balayée théoriquement par Jean Bodin puis concrètement piétinée par l’Ancien Régime qui, vers sa fin, ne parvient plus à maintenir le lien entre le pouvoir royal et ce qu’on appelle déjà la nation. Glorifiée par la Révolution française, la nation entre avec la modernité dans de nouvelles contradictions qui poussent la France vers d’autres sommets après les années terribles de 1815, 1870 et 1940.     
Le travail du négatif peut aussi s’observer dans les nombreuses réactions de rejet, d’exclusion ou de marginalisation de l’autre, étranger ou français, au rebours du sentiment croissant d’appartenance pré-nationale et nationale. Antijudaïsme de la monarchie médiévale, selon l’injonction catholique. Expulsion des protestants au Grand Siècle, par absolutisation du gallicanisme. Xénophobie, surtout anti-anglaise, pendant la Révolution. Exclusion des femmes du suffrage universel sous la IIe et IIIe République. Antisémitisme de gauche et d’extrême droite de la fin du XIXe siècle à nos jours. Xénophobie populiste en réaction au néolibéralisme et à l’immigration massive. A l’œuvre sous tous les régimes, les logiques d’exclusion ne sauraient justifier la condamnation morale d’un passé réputé totalement odieux : elles doivent être mises en relation dialectique avec l’affirmation progressive du patriotisme et de la politique d’intégration ou d’assimilation par tous les régimes – à l’exception de Vichy qui n’est pas un régime mais un pouvoir de fait.

Le droit du sol est le principe juridique presque constant qui concrétise un sentiment d’appartenance nationale qui apparaît en 1214 à Bouvines, s’affirme lors de la guerre de Cent Ans, se conforte sous les règnes de Henri IV, Louis XIII et Louis XIV et prend sa forme moderne lorsque, en 1789, la collectivité nationale se proclame comme telle et conquiert la puissance souveraine. A la veille de la Révolution, le comte de Boulainvilliers affirme que la noblesse fonde sa supériorité sur son origine franque et sur les privilèges qu’elle aurait obtenus de l’empereur Valentinien face au peuple autochtone formé par les Gaulois asservis. L’abbé Dubosc souligne dans sa réplique la fusion des nouveaux venus dans la population gallo-romaine et la Révolution de 1789 consacre la défaite de la thèse aristocratique et de l’ordre nobiliaire. La nation française, c’est une histoire spécifique concrétisée par un droit, et non pas l’effet de la domination d’un groupe ethnique naturellement supérieur. Au XXe siècle, le nationalisme maurrassien puis le national-populisme “identitaire” ont nié le droit du sol par volonté d’exclure de la nation les Juifs, les protestants, les francs-maçons et les “métèques”, puis les “Noirs” et les “Arabes” mais ces tentatives xénophobes ont provoqué et continuent de provoquer de nombreuses répliques historiographiques auxquelles nous faisons régulièrement écho.

Au droit du sol, juridiquement intégrateur, s’ajoutent de plusieurs autres facteurs décisifs d’unité qu’il est impossible de hiérarchiser car ils sont en relation les uns avec les autres. Il y a une décision pour la liberté qui est prise par les premiers rois capétiens et qui s’affirme dans la lutte menée contre la puissance impériale et contre la prétention papale au pouvoir temporel. La France naissante n’est pas encore une nation mais elle se définit déjà comme une royauté anti-impériale qui affirme sa filiation avec les rois de la Bible. Quant à l’Eglise, on sait que le roi qu’elle proclame “Très-Chrétien” et “fils aîné de l’Eglise” respecte l’autorité spirituelle romaine mais récuse sa prétention à régenter le domaine politique. Sans le savoir, le pouvoir royal enclenche avec Philippe Le Bel la dynamique qui va conduire à la laïcité (3).

La langue et la culture françaises se lient peu à peu à l’enseignement pour exprimer et conforter le sentiment national. Le célèbre génie français n’a rien de naturel : il est forgé de siècle en siècle par le pouvoir politique qui a la volonté d’enrichir le capital commun et de le diffuser largement. L’édit de Villers-Cotterêts est toujours cité, les splendeurs de l’âge classique, qui font oublier les censures de l’Ancien Régime, sont encore dans la mémoire collective… A juste titre, Eric Anceau souligne l’œuvre de la Restauration (l’ordonnance du 29 février 1816 qui fonde l’école primaire), de la Monarchie de Juillet (la loi 28 juin 1833 qui oblige toute commune de plus de 500 habitants à financer une école primaire et un maître, la loi Falloux de mars 1850) et bien sûr la politique scolaire de la IIIe République.

La culture française, c’est aussi une conceptualisation permanente et polémique de son mode d’appartenance collective. La pensée de la République est reprise de l’Antiquité par les théologiens médiévaux et reformulée par les Politiques au XVIe siècle, bien avant les doctrines révolutionnaires. La France se définit comme nation dès le Grand Siècle et c’est de la vieille armée royale que procède, en 1792, l’armée nationale.

Il faudrait évoquer bien d’autres dialectiques : celle de la res publica qui relie l’autorité symbolique, le pouvoir politique et l’Etat dans sa fonction administrative. Celle des ordres sous l’Ancien Régime et celle des classes dans la période moderne. Celle de l’unité et de la diversité, au fil des conflits et des coopérations entre le gouvernement central et les collectivités provinciales puis régionales, sur un territoire où s’affirme avec constance la force de l’organisation communale. Celle des factions et des partis, dans leur relation exclusive ou participative à l’intérêt général. Celle du peuple et de la nation, particulièrement angoissante aujourd’hui puisque les élites sacrifient la nation aux illusions européistes et mondialistes, puisque le peuple français est travaillé par l’individualisme, menacé par les communautarismes et par divers modes d’archipellisation – sans toutefois répondre aux appels des entrepreneurs de guerre civile. Cette résistance, attestée par d’innombrables actes de solidarité, par le sens du service public, par la vitalité intellectuelle du pays, par la passion des Français pour l’histoire, permet d’espérer avec Eric Anceau un nouveau sursaut, résolument politique.

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1/ Éric Anceau, Histoire de la nation française, Du mythe des origines à nos jours, Tallandier, janvier 2025.

2/ Éric Anceau, Jean-Luc Bordron, Histoire mondiale des impôts, De l’Antiquité à nos jours, Passés Composés, 2023.

3/ Éric Anceau, Laïcité, un principe, De l’Antiquité au temps présent, Passés/Composés, décembre 2021.

 

 

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