La fracture entre la classe dirigeante et les classes moyennes et populaires s’accompagne d’un divorce entre le récit médiatique des événements et ce qu’il est possible d’observer sur les avenues parisiennes, lorsqu’elles sont parcourues par les manifestants à l’appel de l’intersyndicale.
Toute campagne de manifestations fait apparaître des objets significatifs. Il y eut les tonneaux des barricades de la fameuse journée du 12 mai 1588 aux temps maudits de la Ligue. Le pavé est le symbole de Mai 1968. L’hiver et le printemps 2023 resteront associés à l’image de la poubelle verte qui brûle au milieu d’une avenue, dégageant une odeur âcre qui se mêle à celle des lacrymogènes.
Toute poubelle enflammée et jetée sur le bitume est photographiée et filmée par des professionnels qui envoient leurs chefs-d’œuvre à la presse écrite et aux chaînes en continu. Celles-ci les diffusent en boucle tandis que des “experts” plus ou moins sérieux dissertent sur le sens de la journée de lutte. La poubelle prend place dans ce discours, tantôt comme signe d’un simple désordre dû à quelques agitateurs, tantôt comme menace d’une atteinte à l’ordre social perpétrée par le trop fameux Black bloc.
Comme c’est curieux ! Dans le récit médiatique, la dangerosité du Black bloc ne varie pas selon les effectifs qu’il aligne dans la rue mais en fonction de la stratégie gouvernementale. Le mardi 7 mars, les jeunes gens en noir ne sont pas pas d’une trentaine à s’activer boulevard de Port Royal, devant un groupe de sympathisants qui reprend le cri de guerre – somo tutti antifascisti – fièrement lancé à la face du fascisme écrasé voici quatre-vingts ans.
Dans tous les cortèges, depuis janvier, on marche avec calme et détermination et c’est encore cette même ambiance qu’on retrouve dans l’après-midi du 16 mars place de la Concorde pour dénoncer les conditions dans lesquelles l’article 49.3 a été utilisé. Dès lors, pourquoi avoir ordonné dans la soirée des charges de police disproportionnées qui ont entraîné de longues courses-poursuites dans les petites rues du quartier ?
Cette nuit-là, le discours médiatique change et se durcit en écho aux décisions gouvernementales. Lors des soirées de manifestations spontanées qui suivent, tandis que policiers et gendarmes dispersent lentement les agitateurs qui opèrent depuis la petite foule des manifestants, tout feu de poubelle est un incendie – il y en eut, qui étaient dangereux – et les trois barrières métalliques hâtivement jetées sur le pavé sont élevées à la dignité émeutière de “barricade”.
Même traitement de l’information le 23 mars, lors d’une imposante manifestation que la Préfecture choisit malencontreusement de disperser à l’Opéra, alors que les rues alentour favorisent le harcèlement des policiers. Dans le flot de commentaires qui a suivi, rares sont les intervenants qui ont distingué les violences commises par des policiers agissant individuellement ou en petit groupe, et les consignes données par les autorités en matière de maintien de l’ordre. Or c’est bien le gouvernement qui a décidé de durcir la répression. Et c’est bien le gouvernement qui décide de l’équipement en grenades de désencerclement des forces de police et de gendarmerie, qui accepte ou encourage les arrestations arbitraires et qui choisit d’employer les motocyclistes de la BRAV-M alors qu’ils ne sont pas spécialisés dans le maintien de l’ordre à la différence des CRS et de la Gendarmerie mobile.
Les distinctions qui apparaissent parfois dans les débats de plateau n’affectent pas le discours médiatique dominant qui, depuis le 16 mars, porte sur la violence des agitateurs, en nombre infime par rapport aux manifestants qui défilent sous leurs bannières syndicales. Le 28 mars, vers 13 heures, un bandeau au bas de l’écran de CNews prévient qu’il y a “peur sur la ville” alors que la manifestation qui part de la République est tout à fait paisible – avant les incidents de fin de parcours place de la Nation.
Ces incidents ne sont pas à négliger – le nombre de blessés est la preuve tangible de la violence – mais les médias qui privilégient le spectacle de la violence favorisent les affrontements effectifs, comme ils l’ont fait lors de la révolte des Gilets jaunes. Il suffit de se placer dans la petite foule qui précède le carré de tête syndical ou de se faire inviter dans un appartement qui domine un lieu de dispersion pour compter les apprentis émeutiers. Pas plus de quelques dizaines, sauf exception, alors qu’en mai 1968 les combattants de première ligne se chiffraient par centaines. Le 6 avril, place d’Italie, ils ne sont pas plus de vingt en tenue noire. Pas la moindre tactique chez ces très jeunes gens qui jettent des pavés avant de détaler à la moindre charge. Du simple harcèlement, auquel les policiers mettent fin après deux heures de manœuvres alors qu’ils ont tous les moyens d’une dispersion brutale et de rafles massives.
Les petits soldats de l’insurrection par feux de poubelles et jets de cailloux s’agitent depuis les manifs contre la loi El Khomri. Ils donnent des images à la télévision et des sujets faciles aux éditorialistes sans jamais parvenir à faire basculer les cortèges syndicaux dans une guérilla urbaine qu’ils seraient incapables de diriger.
***
Article publié dans le numéro 1254 de « Royaliste » – 9 avril 2023
0 commentaires