Entretien avec André Henry

Avr 14, 1983 | Entretien

Commencée avec M. Pierre Rosanvallon (cf. « Royaliste » 379) notre enquête sur le travail se poursuit cette semaine avec M. André Henry. Ancien secrétaire permanent du Syndicat national des instituteurs, puis secrétaire général de la Fédération de l’Education nationale, M. Henry a été ministre du Temps libre de mai 1981 à mars 1983. L’expérience qu’il a accumulée au cours de son activité syndicale puis dans ses fonctions ministérielles rend sa réflexion particulièrement signifiante.

Royaliste : M. le Ministre, la société technicienne qui est la nôtre favorise-t-elle le temps libre ?

André Henry : La société technicienne a conduit à la fabrication d’appareils performants, d’outils sophistiqués, qui ont effectivement entraîné une libération de temps – je pense notamment aux outils ménagers. Mais cette société a sans cesse récupéré ce temps libre. Par exemple, la demande de travail des femmes est sans commune mesure avec celle d’il y a trente ans. Cela provient de l’émancipation des femmes, mais aussi de la révolution technicienne. Il faut d’ailleurs remarquer que, plus les revenus sont modestes, plus les femmes cherchent du travail, donc à récupérer le temps libéré ; et inversement, plus les revenus sont importants, moins le pourcentage de femmes qui cherchent du travail est élevé. Nous avons déjà là un exemple de société duale, d’inégalité flagrante.

Au total, les progrès de la science et de la technique n’ont pas vraiment créé un phénomène de temps libéré, ou plus exactement de temps perçu comme tel. Une anecdote le montre : peu après ma prise de fonction, une dame assez âgée me disait que pour elle le temps libre était « un temps vide entre deux temps de travail ». Cette affirmation est à la fois formidable et terrible. Terrible parce qu’elle exprime une sorte de sentiment d’impuissance devant le temps libéré par la technologie. Formidable aussi parce qu’elle fait ressortir la nécessité d’une politique du temps – temps de travail, de transport et de temps libéré. Donc d’une politique qui ne sépare pas le temps de travail du temps libre, et qui permette d’équilibrer les temps de vie. Pour conclure, je crois que les progrès technologiques ont permis de créer des temps non-contraints, mais qu’ils n’ont pas encore permis aux gens d’en profiter. Autrement dit, trop de gens subissent leur vie malgré le progrès : seule une petite minorité est capable de la maîtriser. D’où l’utilité d’un ministère du Temps libre.

• Royaliste : Comment surmonter le paradoxe qui existe entre l’augmentation de la productivité et la faiblesse du temps libéré ?

André Henry : Je ne partage pas le point de vue contenu dans votre question. Depuis un siècle et demi, la conquête du temps est sans doute la plus grande conquête sociale. Souvenons-nous qu’au Moyen Age il y avait plus de 150 jours chômés. Le « temps des machines » les a supprimés – y compris le dimanche. Et c’est en réaction contre cette récupération du temps par la machine que la lutte pour la libération du temps a commencé. Le dimanche chômé a été rétabli en 1912, puis il y a eu les congés payés du Front populaire et maintenant le mouvement vers les 35 heures. Donc il y a bien eu libération. Mais ce temps libéré n’a pas été perçu comme une conquête en soi : il a été occupé par le travail au noir, par le travail au jardin, etc. Avec les gains de productivité, on en est venu à faire valoir la notion de pouvoir d’achat, et non celle de pouvoir de temps. De plus, la doctrine religieuse, relayée parfois par la morale laïque, a conduit à la confusion entre le loisir et l’oisiveté, à l’idée que ne rien faire était perdre son temps. Par conséquent, la notion de temps vécu, de temps construit, de temps à rêver, à faire rien, a été niée. Et, aujourd’hui, un des grands problèmes qui se posent par rapport au temps de travail, à la productivité, est de savoir s’il faut plus de temps, ou plus de pouvoir d’achat.

• Royaliste : la question que vous soulevez n’est-elle pas inextricable puisque le temps libéré est devenu un temps encombré par les jets techniques qu’il faut acheter ?

André Henry : Si c’est cela, le cycle est effectivement infernal. Mais c’est celui de la société de consommation. Pour ma part, je crois qu’une société socialiste doit au contraire largement privilégier les appareils et les outils de consommation collectifs par rapport aux gadgets. Bien entendu, je ne suis pas pour le collectivisme, pour l’uniformisation de la consommation. Mais, par exemple, tout le monde sait que la circulation dans les villes deviendra inextricable si l’on ne décourage pas la voiture individuelle au profit des transports collectifs. Sinon l’espace sera dévoré. De même, si l’on continue à développer sans contrepartie l’achat des « chaînes » informatiques et audio-visuelles très sophistiquées, chacun s’enfermera chez soi et il n’y aura plus de communication entre les personnes.

Mais je crois qu’une forte réaction peut être observée. La télévision n’a pas tué le cinéma ; elle n’a pas empêché un immense public d’aller voir les grands matchs sportifs que l’on voit pourtant mieux à la télévision. Donc les deux problèmes que vous évoquez ne sont pas inextricables. Il y a tout un mouvement vers la maîtrise du temps, auquel ma politique a, je l’espère, contribué : le ministère du Temps libre est en avance sur son temps. C’est très certainement un ministère de l’utopie, le seul ministère où l’on peut oser l’utopie de la maîtrise du temps, qui est la séparation des outils aliénants. Il faut trouver le moment où un outil (le magnétoscope par exemple) qui apporte un plaisir devient une contrainte. L’homme doit apprendre à s’affranchir de la technologie moderne, même quand elle vise le loisir, et redécouvrir son temps et ses racines. Je crois que les progrès de la science, tellement rapides qu’ils obligent les gens à « décrocher » de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, conduisent l’homme à un retour vers ses racines. Aujourd’hui les gens acceptent, mais ils ne comprennent plus et c’est d’ailleurs le drame de notre époque : la science est coupée de la masse, elle est l’apanage d’une minorité qui sait et qui comprend et si nous n’y prenons garde l’informatique peut être un instrument de robotisation des gens. Pour éviter ce piège, il faut aider à préférer le temps libre plutôt que le pouvoir d’achat : ce qui ne saurait signifier que les basses rémunérations ne doivent pas être relevées.

• Royaliste : Quel lien établissez-vous entre l’autogestion du temps et la transformation révolutionnaire du travail qu’elle implique ?

André Henry : D’abord l’autogestion est un concept discuté et discutable. Quand cette idée a été lancée, elle a été mal comprise. Mais surtout, l’autogestion a été récupérée notamment par le Parti communiste qui en a fait une utilisation essentiellement tactique. Le Parti socialiste a également repris l’idée d’autogestion, mais on n’en trouve pas toujours une traduction dans les actes quotidiens.

En fait, l’autogestion n’est pas encore une notion naturelle. Elle ne peut être posée qu’en fonction du fait syndical, ce qui implique une transformation profonde de celui-ci. En effet, il ne saurait y avoir d’autogestion si on ne distingue pas entre le mandat syndical et le mandat de gestion. Or jusqu’à présent on a confondu les deux, volontairement ou non. Force ouvrière fait comme si les deux étaient confondus. La CFDT refuse cette confusion mais ne dit pas comment faire, car ceux qui géreront seront des syndicalistes et ceux qui continueront à contester seront aussi des syndicalistes. Dès lors, comment penser la contestation par rapport à l’autogestion ? Ce problème n’a jamais été sérieusement étudié, pas plus que celui du rôle syndical dans la société actuelle.

Pour ma part, je ne peux pas poser le problème de l’autogestion sans le ramener d’abord à la maîtrise syndicale, qui implique la participation. Cela signifie que les travailleurs d’une entreprise doivent se sentir investis d’une responsabilité forte. Cela signifie qu’ils doivent transformer totalement leur état d’esprit : au lieu de se contenter de vendre leur force de travail sans s’intéresser à la gestion, il faut participer à celle-ci, donner son avis sur la marche de l’entreprise. Les lois Auroux permettent d’aller vers une certaine maîtrise de l’autogestion. On peut ainsi poser les conditions légales de la transformation des rapports dans l’entreprise ; mais le plus difficile sera de transformer les esprits.

Par rapport au temps, c’est la même chose. Le temps libre sera un temps maîtrisé, actif, épanouissant, s’il y a une formidable prise de conscience que l’homme, de sa propre initiative, est capable de remplir sa vie. Autrement dit, prise de conscience que le loisir est une dimension de la vie, et non une activité inutile. Il faut déculpabiliser les travailleurs par rapport au temps libéré pour ne pas laisser à une minorité aisée les moyens de mobiliser à son profit les outils et les structures de la maîtrise du temps libre et du loisir. Cela pose un problème d’éducation populaire, de formation permanente. Mais cela ne suffira pas car, après la libération du temps individuel, il faudra imaginer la dimension collective, sociale, du temps libre. Je le répète, il y a une prise de conscience nécessaire, qui est le préalable à l’autogestion du travail et l’autogestion du temps.

• Royaliste : Dans ce que vous dites, n’y a-t-il pas une nouvelle conception de l’Etat qui s’amorce ? On a dû souvent vous dire qu’elle était dangereuse…

André Henry : S’agissant de l’organisation du temps de travail et de la marche vers l’autogestion, s’il n’y a pas une impulsion forte de l’Etat sous l’angle de la législation et de la réglementation, je suis très pessimiste sur la capacité du syndicalisme ouvrier à conquérir seul ces progrès. Il pourrait le faire à condition qu’il abandonne une part de conservatisme et de corporatisme qui caractérisent trop souvent certaines attitudes et à condition qu’il représente une force de progrès de proposition et d’innovation. Mais il ne cesse malheureusement de perdre des adhérents, malgré la victoire de la gauche !

Je crois donc qu’il n’est pas dangereux de vouloir piloter une politique forte dans le domaine du travail. Mais, au contraire, quand il s’agit du temps libre, une seule expression doit prévaloir : celle de temps choisi. Une politique du temps libre ne peut être qu’une politique d’impulsion, de conviction, de plaidoyer. Je suis absolument hostile à une politique de loisirs officiels. Il s’agit de mettre en place des structures d’accueil, de développer l’information (la télévision par câble sera un instrument puissant), de faire découvrir le monde, et d’abord la France.

Mais il faut bien comprendre, d’autre part, qu’une politique ambitieuse du temps libre risque de susciter de vives réactions. Il me paraît absurde de fermer systématiquement les entreprises, les bureaux, les services publics, etc., le samedi et le dimanche. Mais imaginez la réaction des gens qui partent en fin de semaine : ils ne sont qu’une minorité de moins de 20{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163}, mais ils imposent leurs habitudes, et bientôt ils exigeront le vendredi après-midi, pour eux et pour leurs enfants, quand les 35 heures seront acquises. Les commerçants, les cheminots, les journalistes, tous ceux qui travaillent pendant le « week-end » doivent-ils à tout jamais sacrifier leurs fins de semaines pour les autres ? Nous avons déjà une société duale… Rien, donc, n’interdit de réfléchir à un rythme de travail non-hebdomadaire, mais en ayant conscience des limites, et sans rien imposer. Le temps libre ne doit pas être un temps réglementé. Mais on ne peut bien vivre son temps libre que si d’autres, pendant ce temps, travaillent. Ce ne peut donc pas être toujours les mêmes.

• Royaliste : La politique du temps libre ne risque-t-elle pas de s’appliquer, par la force des choses, aux secteurs les moins dynamiques de la société, en aggravant la société duale que vous venez d’évoquer ?

André Henry : Nous sommes déjà, je le répète, dans une société duale. Et la politique du temps libre consiste justement à briser cette dualité, du moins à freiner puis à renverser le mouvement actuel. Il y a belle lurette que les entreprises performantes ne s’arrêtent plus le dimanche. Les trains et les avions circulent le dimanche. Dans ces entreprises, le temps se récupère autrement et il faut souligner que leurs travailleurs ont réussi à obtenir des avantages-temps qui les mettent parfois à égalité avec les classes aisées. Le seul problème est d’éviter qu’il y ait deux types d’économie, deux types de travailleurs : ceux qui connaîtront la révolution du temps choisi, et ceux qui conserveront l’organisation traditionnelle ou qui pousseront à sa conservation. Dans cette seconde hypothèse, nous aurons vraiment une société duale, très contraignante. C’est pourquoi il faut proposer d’organiser autrement le temps dans ses différentes composantes (temps de travail, temps de repos, temps libre), de réfléchir à l’abandon des habitudes acquises (les vacances au mois d’août sont un faux droit acquis, si on ne considère que ce seul mois qui n’est pas, et de loin, le meilleur mois de l’année).

En suggérant à chacun d’organiser différemment son temps, je suis convaincu de participer activement à la lutte contre une société duale, qui est par nature une société d’injustice.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 380 de « Royaliste » – 14 avril 1983

 

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