Entretien avec Blandine Kriegel : « être républicain ET monarchiste »

Juil 4, 1994 | Entretien, Res Publica

 

Un préjugé courant oppose la République et la monarchie, dans le souvenir de la Révolution française et des conflits du siècle passé. Or cette opposition n’est pas seulement abstraite : elle n’a pas de raison d’être puisque l’idée républicaine est née et s’est développée sous l’égide des monarchies européennes. C’est là une des conclusions des recherches menées par Blandine Kriegel, philosophe et historienne du droit, et qu’elle a accepté de nous présenter.

Royaliste : L’histoire de l’idée républicaine commence-t-elle avec la Révolution française ?

Blandine Kriegel : Certains le pensent. Au moment du bicentenaire, beaucoup d’historiens ont expliqué que, avant la proclamation de la République, en 1792, il n’y avait pas de républicains. L’idée républicaine en France serait donc née par génération spontanée, ce qui me paraît très contestable comme je vais le montrer en évoquant une deuxième thèse sur l’origine de la République.

Certains historiens estiment que le point de départ de la République se trouve dans le Saint-Empire romain germanique. A la différence de ce qui s’était produit dans l’Antiquité, la République et l’Empire ne seraient plus depuis l’An Mil des institutions opposées, mais des séquences reliées l’une à l’autre. Cette thèse est peu connue en France mais elle s’est largement imposée en Allemagne et en Italie depuis le XIXème siècle : pour les historiens de ces pays, le Saint-Empire romain germanique aurait constitué une structure porteuse pour la République en raison de la faiblesse d’un pouvoir impérial et de l’organisation décentralisée des territoires qu’il fédérait.

Cette vision de l’histoire s’appuie sur des éléments de fait : il est vrai que, à Florence, à Venise, à Amsterdam, à Hambourg, et dans bien d’autres cités italiennes, allemandes et hollandaises, la République renaît sur le terrain impérial, où se développe l’enseignement du droit romain et où s’affirme l’unité spirituelle de l’Occident. Pourtant, cette interprétation a été radicalement contestée à la fin du siècle dernier et au début du XXème siècle par des historiens anglais (par exemple Maitland et Pollock) et français comme Fustel de Coulanges. Ces historiens sont à mes yeux beaucoup plus pertinents que leurs collègues italiens et allemands : ils permettent de comprendre la césure entre les nations d’Europe de l’Ouest et les empires du centre et de l’Est européen, et ils expliquent des faits qui sont négligés par la thèse italo-allemande.

Les écoles historiques française et anglaise montrent que dans les monarchies nées du démembrement de l’empire carolingien, la République s’établit par l’alliance entre les monarchies et les communes. Or cette alliance se noue contre le Saint-Empire, et plus précisément contre le projet impérial de vassalisation des monarchies. Certes, le développement de la République est différent selon les pays : en Angleterre, on voit s’affirmer un État de justice alors qu’en France l’État de justice se transformera en État administratif. Mais nous observons dans les deux cas l’essor de l’État centralisé et l’essor des libertés publiques, par la Grande Charte de 1215 en Angleterre, par les droits que le roi de France reconnaît aux communes au Moyen-Age.

Royaliste : Dans cette perspective, où situer le développement des cités-État républicaines ?

Blandine Kriegel : Du côté des monarchies nationales. Machiavel propose pour l’Italie l’exemple franco-anglais, c’est à dire l’établissement de la République par l’action d’un prince. Malheureusement, le destin républicain des cités-État italiennes a été écourté parce qu’elles étaient insérées dans les structures impériales, alors que le développement républicain a été conforté en Grande-Bretagne, en Hollande et en France.

Royaliste : En quel sens peut-on dire que les monarchies française et anglaise sont républicaines ?

Blandine Kriegel : C’est un fait que le droit politique républicain commence son développement dans le cadre monarchique au moment de la Renaissance. Mais il faut bien voir que les penseurs républicains de cette époque, et tout particulièrement Jean Bodin, l’auteur des « Six Livres de la République », n’inventent pas l’idée républicaine ; ils la redécouvrent dans la philosophie antique – chez Cicéron, Tite-Live, Tacite, et avant tout chez Aristote. Dans « La Politique », Aristote montre que la République définit l’objet du pouvoir – l’intérêt général, le bien commun – mais pas le régime du gouvernement. Est républicain le gouvernement qui a en vue l’intérêt général, et la monarchie peut être républicaine dès lors que le monarque vise effectivement cet intérêt général. On peut donc être républicain et monarchiste, puisqu’il s’agit de deux domaines différents, de deux questions qui ne sont pas du même ordre : avec la République, nous savons pour quoi, en vue de quoi le pouvoir est exercé. Mais si nous nous demandons par qui le pouvoir est ou doit être exercé, nous pouvons avoir une réponse monarchique (il y a un détenteur du pouvoir), ou aristocratique (quelques détenteurs du pouvoir) ou démocratique (le plus grand nombre exerce le pouvoir).

La réflexion aristotélicienne a été reprise par les penseurs politiques de la Renaissance, qui se sont définis à la fois comme républicains et comme monarchistes. Mais il faut souligner que cette reprise n’est pas complète : ces penseurs de la Renaissance vivent dans une société chrétienne. Ils sont profondément influencés par les Écritures et ils rompent totalement avec le paganisme antique.

Royaliste : Sur quels points les légistes français et anglais s’opposent-ils aux partisans de l’Empire ?

Blandine Kriegel : Sur la question de l’héritage de la Rome antique, et plus précisément sur la question du droit romain. Les légistes du Saint-Empire reprennent les grandes œuvres du droit romain et les intègrent à la chrétienté médiévale. Au contraire, les légistes anglais et français combattent le droit de la Rome impériale : dans un premier temps, ils s’efforcent de lui opposer le droit de la République romaine puis, sur la recommandation de Michel de l’Hospital, le droit romain est rejeté dans son ensemble parce que c’est le droit d’une civilisation païenne qui a justifié l’esclavage au nom d’une différence essentielle entre le citoyen et l’esclave. D’où la relégation du droit romain, qui durera jusqu’à Louis XIV.

Cette opposition sur les sources du droit et sur les principes juridiques permet de comprendre l’histoire de l’Europe et la césure qui marque notre continent. Au centre et à l’Est, des Empires féodalisés persistent jusqu’au XXème siècle : ils permettront que soit rétabli le servage au XVIème siècle et ne cesseront d’affirmer le droit de conquête qui maintient une logique de violence dans le domaine international. En Europe de l’Ouest au contraire, les États – ces monarchies républicaines que nous évoquions tout à l’heure – président à l’élaboration d’un droit politique autonome, un droit public républicain qui se déploie progressivement sous ses différents aspects : droit de l’État, droits de l’homme, droits des citoyens, droits de la nation.

Royaliste : Pourriez-vous évoquer quelques aspects de ce droit politique républicain, tel qu’y s’affirme dans le cadre de la monarchie française ?

Blandine Kriegel : En ce qui concerne le droit politique, c’est Jean Bodin qui énonce le principe de souveraineté de l’État, qui est la pierre angulaire de ce que nous dénommons aujourd’hui État de droit, ou État républicain, c’est-à-dire l’État qui vise le bien vivre, l’intérêt général, le bien commun et qui, par conséquent, fonctionne selon le droit. Ce principe de souveraineté signifie que l’État affirme sa pleine autonomie – à la fois contre la logique impériale et contre la féodalité. Je souligne ici le principe, mais n’oubliez pas la dérive absolutiste de la monarchie selon Louis XIV – qui affecte aujourd’hui encore l’État, malgré la Révolution française. Le retentissement de notre Déclaration des droits de l’homme a été tel que nous avons du mal à reconnaître que la Déclaration de 1789 n’est entrée dans le droit positif qu’en 1946, lorsqu’elle a été inscrite dans le préambule de la Constitution de la IVème République.

Royaliste : D’aucuns affirment que l’idée républicaine est propre à la France, qu’elle constitue « l’exception française » …

Blandine Kriegel : Cette thèse est évidemment démentie par l’histoire politique et intellectuelle de l’Europe depuis la Renaissance. Florence et Venise sont des Républiques, les philosophes anglais Hobbes et Locke sont des penseurs de la République au même titre que Jean Bodin et Spinoza. A partir du XVIème siècle, l’idée républicaine ne se perd plus en Europe de l’Ouest – chacun des penseurs de la République ayant par ailleurs des orientations différentes quant au régime politique : Bodin et Hobbes sont républicains et monarchistes, Spinoza est républicain et démocrate, plus tard Kant s’affirmera républicain et monarchiste, d’autres sont républicains et partisans d’un gouvernement mixte… Même si notre fierté nationale doit en souffrir, nous devons reconnaître que les droits de l’homme ont une origine anglaise et hollandaise : c’est Hobbes qui a démontré le droit à la sûreté, c’est Locke qui fonde la liberté de propriété, c’est à Spinoza, citoyen d’Amsterdam, que nous devons la liberté de conscience. C’est à ces trois philosophes que nous devons l’idée d’égalité des individus, qui repose sur l’idée d’humanité : selon la religion monothéiste, selon la tradition biblique, tout homme appartient à la même humanité. Droit de l’État théorisé au XVIème siècle, droits de l’homme élaborés au XVIIème siècle : après s’être développée sur le continent européen, l’idée républicaine va franchir Ies mers et inspire la Déclaration américaine d’indépendance de 1776…

Royaliste : Nous en revenons à la période de la Révolution française…

Blandine Kriegel : Oui, et je voudrais insister sur l’étrangeté d’une situation qui nous paraît aujourd’hui d’une lumineuse simplicité. En 1792, la République n’a pas été proclamée ex abrupto, par une déclaration solennelle : sa date de naissance, le 21 septembre, est celle de l’abolition de la royauté et c’est seulement le lendemain que les actes officiels ont été datés de l’An I de la République. Pour quoi ? Tout simplement parce que les « républicains » de 1792 avaient la conviction de vivre déjà dans un régime républicain – régime républicain monarchique. Il a fallu les événements que vous connaissez pour que le destin de la République en France devienne antimonarchique. Les constituants de 1789, y compris Robespierre souhaitaient que la monarchie renouvelle son contrat avec le peuple contre les ordres privilégiés. Mirabeau s’est efforcé de convaincre Louis XVI de renouer cette alliance, qui aurait donné une toute autre tournure à la Révolution française. Mais le roi n’a pas saisi cette chance, qui aurait permis à la République de se développer en France sous la forme d’une monarchie constitutionnelle.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 625 de « Royaliste » – 4 juillet 1994.

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