Entretien avec Léo Hamon : « La construction européenne compromet la démocratie »

Avr 6, 1992 | Union européenne

 

Résistant, combattant de premier plan dans l’insurrection parisienne, gaulliste de gauche, ancien ministre, Léo Hamon est professeur de droit public. Nous le remercions d’avoir bien voulu nous faire part de son analyse des enjeux européens et de ses inquiétudes quant aux accords de Maastricht à la veille du débat sur la ratification du traité signé en décembre dernier.

Royaliste : Monsieur le Ministre, comment analysez-vous ce qu’on appelle « construction européenne » ?

Léo Hamon : Autant que quiconque, je suis conscient de la dimension européenne de notre temps. Mais je pense que cette construction européenne doit se faire sur le fondement des États et des nations qui existent. Je suis par conséquent favorable à une Europe des patries, et non à une Europe qui amènerait en quelque sorte une déstructuration des États existants.

Royaliste : Ne va-t-on pas vous reprocher de pactiser avec le nationalisme renaissant ?

Léo Hamon : Nous observons à l’Est de l’Europe des mouvements nationalistes dans des populations qui se sentent de nations aux limites incertaines et qui n’ont pas encore d’État. Aussi peut-on se demander si la forme de l’État-nation est réalisable dans l’ancien empire des tsars, ou dans l’actuelle Yougoslavie : là-bas, la jonction de l’État et de la nation ne peut se faire qu’avec de très grandes difficultés, étant donné l’entremêlement des populations. Mais il ne s’ensuit pas que la forme de l’État national doive être remise en cause là où elle existe. C’est la chance ou le mérite de notre histoire que d’avoir fait coïncider un État et une nation. C’est le mérite des Capétiens, de la Révolution française et de la République : notre État est à la mesure de notre nation, il a été à la fois l’instrument de réalisation de notre nation et son moyen majeur d’action. Dès lors, tout ce qui romprait ce chef-d’œuvre de la volonté humaine et des chances de l’histoire me paraît proprement sacrilège.

Vous êtes, à « Royaliste », de ceux qui pensez qu’il y a une exigence de continuité et de destin, dont la monarchie serait la forme par excellence. Je pense quant à moi que si la dynastie a joué un rôle historique, c’est maintenant la République qui doit assumer cette tâche. Mais la République n’a été légitime et ressentie comme telle que là où elle est apparue comme poursuivant le destin de la nation – que ce soit en 1792, que ce soit en 1870 après Sedan, en 1914 ou en 1940. Il n’est de continuité dans ce pays que dans la continuité d’une nation qui se sent telle et d’un État qui a joué dans son histoire un rôle beaucoup plus considérable que dans tout autre pays. Aussi, diluer cette nation, diluer cet État, c’est rompre une continuité majeure et, je le répète, détruire un chef d’œuvre de la volonté et de l’histoire.

Royaliste : Dès lors, comment jugez-vous les accords de Maastricht ?

Léo Hamon : Si je comprends très bien le rapprochement des États européens et une permanence dans la coopération, le dessein des auteurs des accords de Maastricht me paraît tout à fait différent. M. Roland Dumas ne déclarait-il pas que ce dessein était la construction d’une Europe fédérale et supranationale ? Entre l’idée de l’État-nation et cette Europe supranationale, il y a une contradiction qui se lit dans la décision de faire une politique extérieure commune. S’il y a une politique extérieure commune aux Douze, c’est qu’il n’y a plus de politique ‘extérieure propre à la France, à l’Angleterre etc. Il faut donc choisir. Je dis quant à moi que quand on détruit une politique extérieure qui commence avec François 1er et qui s’achèverait dans une politique commune, on enlève à notre Etat et à notre nation l’expression extérieure qui lui est nécessaire comme l’air l’est à la vie. Il est banal de dire que la France a lancé dans le monde un message : mais si elle se tait, sa course s’interrompt. D’ailleurs, nous voyons à propos des événements de Yougoslavie qu’il n’y a plus de prise de position française.

Royaliste : Ne peut-on cependant dire que cette action commune vise le développement de la démocratie ?

Léo Hamon : Justement, ma deuxième observation sur l’Europe des Douze concerne l’État et la démocratie. La philosophie de la France depuis 1789, que partage le comte de Paris, est que le peuple détermine lui-même son destin. Cela s’appelle la démocratie. Or le développement de ce qu’ils appellent la construction européenne compromet la démocratie de deux manières :

– elle le compromet dans le principe parce que l’histoire prouve qu’il n’y a eu de naissance de la démocratie que dans des nations qui s’éprouvaient fortement comme telles. L’acceptation de la loi majoritaire implique, pour la minorité, le sentiment d’appartenir à la même communauté que la majorité : il n’y a pas de démocratie hors de la conscience d’une communauté. Et la communauté que l’on éprouve comme telle, c’est la communauté nationale et pas une autre : nous le voyons lors des Jeux Olympiques, pendant lesquels chaque pays soutient son équipe. Dans l’Europe qu’on nous annonce, le citoyen ne se sentira plus intéressé du tout.

– elle le compromet aussi dans la pratique. En fait, la démocratie implique que les citoyens se prononcent sur les règles qui les intéressent, par les représentants qu’ils ont choisis. Ce qui justifie la compétence du Parlement, c’est d’abord l’élection de ses membres, c’est ensuite un débat, un vote, et la publicité de la motivation. Dans la Communauté européenne, les règles pleuvent, venant d’un aréopage bruxellois dans lequel les fonctionnaires ont fait serment de se détacher de leurs préoccupations nationales ; dans le meilleur des cas, au Conseil des ministres où il y a des représentants des nations, on tranche sans débat, sans contradiction, d’une manière qui, dans notre pays, ferait hurler les gens. Le transfert des compétences nationales à la Communauté, c’est ou bien le transfert d’une responsabilité des élus à des fonctionnaires, ou bien le transfert d’Assemblées délibérant publiquement à des hommes délibérant individuellement. Dans les deux cas, la démocratie est atteinte et c’est pour cela que je crois que la voie choisie est mauvaise.

Royaliste ; Mais elle semble s’inscrire dans une voie plus large…

Léo Hamon : Je vous l’ai dit, ce qu’ils appellent l’Europe n’est qu’une partie de l’Europe. Et j’ajoute que pour faire ce qu’on appelle l’approfondissement, on retarde son élargissement. Quand le président de la République dit qu’il faut faire une confédération européenne pour l’Europe toute entière, je l’approuve pleinement et je le loue pour ses efforts. Mais je fais observer qu’il n’y a aucune chance que les pays extérieurs aux Douze se sentent traités en européens lorsqu’on bâti une construction qui monte toujours plus haut en leur disant qu’ils n’y rentreront pas avant longtemps. Il faut savoir si nous pensons l’Europe entre riches, ou si nous faisons l’Europe pour tous les européens – ce qui oblige à un effort des riches envers les pauvres. On répondra qu’il existe une aide importante. Mais il y a un paternalisme inacceptable dans ces dons envoyés à des peuples traités comme s’ils nous étaient inférieurs. L’Europe tout entière, oui. Mais qu’on ne commence pas par élever des murailles qui nous séparent !

Royaliste : Quels sont les risques majeurs, dans l’Europe restreinte ?

Léo Hamon : Dans cette Europe des Douze, l’Allemagne est prépondérante par sa population et par sa position stratégique au centre de l’Europe. L’Europe telle qu’ils la définissent va à la prépondérance allemande comme la Seine va à la mer. Toute l’histoire de France, depuis François Ier, a été un effort pour ne pas enfermer la France dans un tête-à-tête avec le germanisme qui, avec le Saint-Empire comme avec Bismarck, risquait d’écraser notre pays. On dira qu’il ne faut pas perpétuer les rivalités nationales et c’est bien ma conviction. L’amitié franco-allemande est une bonne chose. Mais je constate que ces bonnes relations n’empêchent pas l’Allemagne de poursuivre avec beaucoup de vigueur ses propres objectifs. Quand le chancelier Kohl a eu la possibilité de réunifier l’Allemagne, il l’a fait sans nous attendre. Quand l’Allemagne a cru pouvoir manifester sa répugnance à l’égard de la Yougoslavie, elle a encouragé par tous les moyens – diplomatiques et autres – les séparatismes croate et slovène. Finalement, vous le savez, les Douze se sont alignés sur l’Allemagne.

Il serait naïf de s’imaginer que les vouloir-vivre nationaux disparaîtront comme par enchantement : l’Europe des Douze, si elle se confirmait, réaliserait ce que la France a su éviter tout au long de son histoire, c’est à dire l’enfermement dans un tête-à-tête avec l’Allemagne dont elle risque de devenir le brillant second. Accepter cela, c’est rompre avec notre tradition historique.

Autre point : le système institué est absurde. Comme il faut ménager les douze pays qui se sont mis ensemble, la présidence de la Communauté est assurée de six mois en six mois par un État différent. Une telle discontinuité programmée exclut la possibilité même d’une politique de continuité. J’ajoute que cette rotation aboutit à des résultats cocasses : au moment de la crise du Golfe, la présidence était assurée par le Luxembourg, qui a la dimension d’un département français ; au cours d’une autre crise, ce furent les Pays-Bas… J’ai beaucoup de considération pour ces pays, mais il n’est pas raisonnable que ce qu’on appelle l’Europe soit ainsi représentée, dans une discontinuité par ailleurs frappante. Tout de même, la démocratie repose sur une certaine proportion entre la représentation et l’importance numérique d’une population. Que dirait-on d’un système dans lequel les ruraux français auraient deux fois plus de représentants que les citadins ? Le système européen est inégalitaire et anti-démocratique. En outre, il n’est même pas durable. D’ores et déjà, des pays comme la Suisse et la Suède frappent à la porte de la Communauté, qui comptera avant longtemps dix-sept ou dix-huit membres. Dès lors, le système de la rotation de la présidence sera encore plus absurde et il faudra changer les règles.

On nous demande donc d’aliéner la souveraineté de notre nation dans un système qui, étant aujourd’hui absurde, devra de toutes manières être révisé. A ce moment-là, les engagements pris aujourd’hui rendront encore plus difficile les révisions nécessaires : en effet, le traité de Maastricht ne pourra être révisé qu’avec l’accord de tous les signataires et nous pouvons imaginer que les petits pays négocieront âprement une perte d’influence. Par conséquent, en poursuivant son approfondissement, la Communauté européenne rend impossible toute rationalisation d’une demeure qui, de toutes façons, sera juridiquement inhabitable pendant longtemps.

N’oublions pas, enfin, que la C.E.E. privilégie la loi de la concurrence et celle de l’argent, selon les principes du libéralisme économique. Il est piquant que ce soient des hommes de tradition socialiste qui décident de s’inscrire dans cette logique. Et je suis heureux de trouver dans l’allocution de la princesse Chantal de France, citoyenne fidèle à la tradition de sa famille, des accents qui me paraissent tout à fait incompatibles avec la dénationalisation européenne.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 577 de « Royaliste » – 6 avril 1992.

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