Entretien avec Michel Jobert

Juin 2, 1982 | Entretien

Après avoir interrogé M. Ingmar Granstedt (N° 359) et le professeur François Perroux (N°360), « Royaliste » publie cette semaine la suite et la fin de son enquête sur l’enjeu industriel en donnant la parole à M. Michel Jobert, Ministre d’Etat – Ministre du Commerce extérieur. Nos lecteurs connaissent trop l’action de Michel Jobert comme Ministre des Affaires Etrangères de Georges Pompidou puis comme Président du Mouvement des Démocrates pour qu’il soit besoin de présenter longuement celui qui, tout en assumant le lourd héritage de la gestion giscardienne, a préparé la conférence des pays industriels qui se tient au moment même où ce numéro paraît.

 

Royaliste : Comment concevez-vous les relations économiques de la France avec le tiers monde ?

Michel Jobert : Il y a d’abord l’aide, et le candidat Mitterrand a pris un engagement généreux que tiendra le Président de la République : consacrer 0,7{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de notre PNB au tiers monde, hors DOM TOM. Le chemin vers cet engagement a été entrepris en 1982 et il sera poursuivi en 1983. Au moment où la situation financière du tiers monde se dégrade, cet engagement me paraît avoir une valeur et une importance considérables. Ensuite, nous devons améliorer les conditions de commercialisation des matières premières des pays du tiers monde. La France fait actuellement tous ses efforts pour que les transferts distribués aux 64 pays ACP de la Convention de Lomé, dans le cadre du système de stabilisation des recettes d’exportations de ces pays (Stabex), ne soient pas réduits, pour des raisons budgétaires, de manière telle que la crédibilité du système s’en trouverait atteinte. Nous restons en outre favorables à la mise en œuvre d’accords internationaux de produits. Nous avons fait en sorte que l’accord créant le Fonds Commun à ces accords soit rapidement ratifié. A la conférence de Paris, la France a fait étendre le système Stabex aux pays les moins avancés. Le Sommet de Cancun, enfin, a donné le coup d’envoi des négociations globales.

Par-delà ces efforts diplomatiques, il y a une volonté concrète de créer et de donner vie à la notion de co-développement ; l’Algérie en est un exemple. Nous devons tenter d’équilibrer l’échange commercial et les flux financiers dans une perspective de développement.

Naturellement, il y a des difficultés, dans le secteur du textile, par exemple. Certains pays nouvellement industrialisés nous accusent de protectionnisme, relayés par des pays agricoles qui n’aiment pas la Politique Agricole Commune. Regardons les chiffres : la CEE est le premier importateur mondial des produits des pays en développement et la France y tient bien son rang.

« Le Commerce, et non l’aide », dit M. Reagan. La France doit répondre « le commerce et l’aide », et peut être même, « le commerce grâce à l’aide ».

Royaliste : Vous avez récemment évoqué la possibilité de mesures de rétorsion à l’égard du Japon. Ne pensez-vous pas que le moment est venu de prendre certaines mesures de sauvegarde ?

Michel Jobert : Je suis frappé de voir qu’en huit ans, le dossier des relations commerciales avec le Japon n’a pas avancé. J’avais, jadis, demandé à M. Missoffe d’y veiller. L’affaire est retombée dans l’oubli des bureaux. En 1980, le précédent Premier Ministre a voulu reprendre la question. Faute d’un peu de volonté, rien ne s’est fait. Quant à moi, j’ai exploré, au Japon, toutes les possibilités. Le déficit a atteint aujourd’hui neuf milliards de F, et rien, dans le comportement du Japon, n’indique une volonté d’ouverture, ni a fortiori une tentative pour rééquilibrer nos échanges. La politique des faux-fuyants et des « petits cadeaux » se poursuit. Il faut alors modifier notre comportement, puisque décidément on ne veut pas prendre les avertissements au sérieux. La Communauté a fait un premier pas, en traduisant le Japon devant le GATT. Ce n’est sans doute pas suffisant, et je vois bien qu’il faudra, en négociation avec le Japon, définir les modalités d’une restriction de ses importations en France.

Royaliste Qu’attendez-vous de la prochaine conférence des pays industrialisés ?

Michel Jobert : J’en attends d’abord des contacts personnels et une discussion entre chefs d’Etat, qui ne sont pas si fréquents pour n’être pas, en soi, utiles et fructueux. Ensuite, je souhaite que l’on s’explique au fond sur la crise économique et monétaire internationale, non pour la déplorer et gémir, mais pour indiquer des voies d’avenir : le développement des technologies d’avenir, des politiques économiques de développement et non de déflation, une politique des changes internationaux saine et responsable. Je voudrais aussi que l’on cesse de condamner la prétendue « montée du protectionnisme », pour chercher une liberté ordonnée des échanges, qui préserve l’économie de chacun et ouvre les marchés, sans détruire des secteurs et des emplois. J’en attends une réflexion approfondie sur le dialogue Nord-Sud et sur les relations avec les pays de l’Est. Celle-ci doit à la fois être raisonnable et s’en tenir à des considérations concrètes sur ce que les 7 grands pays doivent accomplir. Enfin, je suis sûr que l’on parlera « commerce international » et que l’on traitera du protectionnisme japonais, et des échanges agricoles. Là encore, c’est moins une solution immédiate de difficultés techniques qu’un effort de rapprochement des points de vue, qui me paraît devoir signifier le succès du Sommet de Versailles.

Royaliste : Comment l’industrie française se comporte-t-elle dans la compétition mondiale ?

Michel Jobert : Il faut rappeler que la France est un nouvel exportateur de biens d’équipement. Elle n’a donc ni l’expérience, ni la réputation technologique de l’Allemagne et des Etats-Unis. Elle n’a pas non plus réussi, comme le Japon, à concentrer ses exportations sur un petit nombre de dossiers. Donc, nous avons encore beaucoup à apprendre. Nous avons cependant obtenu des résultats :91 milliards de F de commandes en 1981, et 19 milliards au premier trimestre de cette année, ce n’est pas sans importance. Or, ceci se produit alors que la concurrence internationale devient plus vive, où nos partenaires disposent de conditions de crédits plus favorables que celles que nous pouvons accorder, au moment aussi où nos principaux acheteurs, les pays de l’OPEP, sont en situation économique et financière plus difficile. Le solde industriel est donc positif, et le « taux de couverture » des importations par les exportations atteint 110{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163}. Mais ne nous leurrons pas : notre marché intérieur d’automobiles et des biens de consommation, le textile, le meuble, l’électroménager, la chaussure sont de plus en plus colonisés par les productions étrangères. Notre technologie est compétitive, mais le « savoir vendre » en France et à l’étranger des entreprises qui produisent des biens courants, est insuffisant. La compétitivité des prix est moins en cause que l’efficacité de notre commerce.

Royaliste : Peut-on dire que cette compétition obéit réellement aux règles du libre échangisme ?

Michel Jobert : Les règles du libre échangisme existent-elles ? Une réalité est celle du Marché Commun et il y a un code de bonne conduite commerciale, c’est le GATT. Puis, chaque Etat définit, dans ce cadre, sa stratégie. Pour la France, c’est l’équilibre délicat entre l’ouverture de son économie sur l’échange international, et la nécessité de ne pas subir une division internationale du travail qui ferait disparaître des secteurs entiers de son industrie. Nous ne sommes, ni ne seront, protectionnistes : aucun Etat, d’ailleurs, ne l’est délibérément, sauf peut-être le Japon. Il n’y a pas de « marché de protectionnisme pour répondre à la crise », comme le prétendent les Etats-Unis. Il y a simplement des pays plus conscients de leurs intérêts. Et les Etats-Unis, si bons donneurs de leçons, ne sont pas les derniers dans ce domaine. Nous serons, comme eux, plus vigilants sur nos importations, en respectant nos engagements internationaux. Mais nous serons, bien sûr, attentifs aux déloyautés et aux excès des autres. J’ai proposé la création d’une Commission indépendante pour constater les concurrences déloyales et les préjudices causés à notre économie par les excès d’importations. Elle devrait permettre d’apporter à votre question, des réponses ponctuelles et précises.

Royaliste : Quelles sont les incidences de la domination outrancière du dollar sur le système monétaire international, et sur les échanges ?

Michel Jobert : Je voudrais d’abord souligner que, depuis 1973, il n’y a plus de système monétaire international : les monnaies flottent au gré de la spéculation des politiques monétaires et des bruits de couloirs, à la corbeille ou au FMI ; les euro-dollars prolifèrent ; les plus puissants dans le commerce dominent les plus faibles, qui sont souvent les plus pauvres ; l’or s’apprécie au gré de la dépréciation des autres valeurs en capital.

Il est normal que cette situation troublée, où l’Europe apparaît comme une sorte de havre monétaire, souvent menacé, profite à l’économie dominante, c’est-à-dire aux Etats-Unis. Ceux-ci ont une part finalement modeste dans le commerce mondial, mais y injectent des dollars, qui sont la monnaie internationale. Le flottement en baisse, puis en hausse, du dollar, la masse croissante des euro-dollars, sont les facteurs majeurs de perturbation du commerce mondial. Il faut progresser vers une solution qui n’est pas seulement de faire baisser des taux d’intérêt et de maîtriser les fluctuations des taux de change, mais qui est d’instaurer une coresponsabilité dans la gestion de la création monétaire internationale. Tout simplement, il faut rétablir un système monétaire international de parités fixes, où le dollar aurait sa place, qui est éminente, mais où les autorités monétaires américaines ne pourraient en émettre sans frein ni contrainte.

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Entretien publié dans le numéro 361 de » « Royaliste » – 2 juin 1982

 

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