Patrick Champagne est sociologue et travaille aux côtés de Pierre Bourdieu. Il est l’auteur d’une critique remarquée des sondages d’opinion et a récemment collaboré à une étude approfondie des conditions actuelles du travail journalistique. Nous lui avons demandé de résumer ses observations, qui concernent les professionnels des médias et qui éclairent d’un jour nouveau le débat civique.
Royaliste : Pourquoi les Actes de Ia Recherche (1) ont-ils consacré un numéro au journalisme ? Patrick Champagne : L’idée qui sous-tend ce numéro, c’est que le journalisme est devenu, du fait du développement considérable des moyens de diffusion, l’un des principaux canaux de construction de la réalité : les journalistes détiennent un pouvoir symbolique considérable, celui de nommer les situations, de dire comment vont les choses… D’où la lutte pour l’appropriation de la « bonne parole » sur le monde : aux journalistes s’opposent notamment les hommes politiques, qui ont eux aussi pour tâche de décrire les situations et de présenter les enjeux, mais aussi certains scientifiques qui ont pour vocation de dire quelque chose sur le monde. Il n’est donc pas surprenant que le journalisme se trouve sous le regard des sciences sociales.
Royaliste : Comment les journalistes supportent-ils ce regard ?
Patrick Champagne : Le milieu journalistique est particulièrement rétif à l’analyse et se défend au moyen de deux arguments : toucher au journalisme, c’est mettre en cause la démocratie ; le journalisme d’hier était pire que celui d’aujourd’hui. Or mon souci de sociologue n’est pas de comparer les époques ; par ailleurs, ce n’est pas mettre en péril la démocratie que de s’intéresser à la présentation que les médias donnent de la réalité. En travaillant avec Pierre Bourdieu sur « La misère du monde », nous avons constaté que les médias faisaient écran à une véritable saisie de la misère dans la mesure où il y a une représentation publique des malaises sociaux qui correspond surtout aux intérêts du milieu journalistique et aux conditions de la production journalistique : le journalisme parle de ce qui se vend, au propre et au figuré.
Royaliste : Pourriez-vous nous donner un exemple précis ?
Patrick Champagne : Pour « La misère du monde », j’avais travaillé sur le problème des banlieues en difficulté, qui présente des particularités quant à l’information. Avec les agriculteurs comme avec les étudiants, que j’ai étudiés lors des manifestations de ces dernières années, on observe une confrontation entre les journalistes qui essaient de vendre du sensationnel, et des groupes qui tentent de maîtriser l’information qu’ils vont donner aux journalistes. Dans les banlieues, il en va différemment : les explosions sont soudaines et brèves, mais sur tout elles sont très spectaculaires (donc elles conviennent aux journalistes) et elles mettent en cause des groupes dominés qui ne maîtrisent pas la manière dont on va parler d’eux et qui sont prêts à tenir le discours que les journalistes attendent.
Royaliste : Suggérez-vous que les jeunes des banlieues sont manipulés par les journalistes ?
Patrick Champagne : Non. Je ne critique pas les journalistes, mais j’observe que les conditions dans lesquelles ils travaillent – depuis l’arrivée de la dépêche de l’A.F.P. jusqu’à la publication du reportage – constitue une mise en forme spécifique de l’actualité. Lorsqu’un incident éclate dans un quartier, la rédaction demande au reporter de prendre les voitures qui brûlent, un dealer, un habitant mécontent, etc. L’enquête est faite avant même l’arrivée sur le terrain, selon un scénario établi à partir des clichés du rédacteur en chef, et de son interprétation spontanée de l’incident. Les questions des journalistes sont donc préalablement orientées, et il n’est pas étonnant que les reportages présentés au public confortent ses attentes et ses préjugés.
Royaliste : Les journalistes vous répondront qu’ils ont au moins le mérite de poser publiquement les problèmes, celui des banlieues ou tel autre…
Patrick Champagne : Certes, le problème est posé, mais dans quel état ! Je veux dire que, la présentation journalistique du problème ne permet pas souvent de créer un débat sérieux.
Royaliste : Les journalistes rétorqueront que, par exemple, le problème des banlieues a été sérieusement posé puisque le gouvernement a été obligé de se pencher sur la question…
Patrick Champagne : Précisons. Cela oblige le gouvernement à « faire sortir le débat des journaux » en prenant des mesures qui montrent qu’il s’occupe du problème. L’important, c’est de montrer. Pour cette démonstration, les gouvernements disposent d’une série de techniques – par exemple la nomination d’un ministre de la Ville, l’organisation d’un colloque, ou bien des « initiatives concrètes » qui consistent à octroyer des crédits pour telle ou telle activité artistique. Quand on va sur le terrain, on s’aperçoit que bien souvent ces mesures ne correspondent pas du tout aux attentes de la population.
Royaliste : Arrive-t-il que des journalistes soient manipulés par une fraction de la population ?
Patrick Champagne : Dans un ouvrage dont nous publions un chapitre dans le numéro d’« Actes de la Recherche » que vous évoquiez, un sociologue américain Martin Sànchez-Jankowski a analysé les rapports entre les gangs et les médias. Il montre notamment que les gangs qui ont un véritable chef manipulent très bien les médias : ils se servent notamment des reportages pour prouver aux autres gangs combien ils sont redoutables… et pour rendre plus efficace le racket auprès des commerçants locaux.
Quant aux rapports entre la population et les journalistes dans notre pays, il faut souligner que les reportages à sensation stigmatisent les quartiers dans lesquels ils ont été effectués – par exemple Vaulx-en-Velin. Et la population de ces quartiers ou de ces communes est de plus en plus furieuse contre les journalistes qui ont présenté de façon caricaturale les lieux où elle vit. Il faut préciser que les journalistes locaux jettent sur les « quartiers à problèmes » un regard très différent de celui de leurs confrères parisiens.
Royaliste : Vous avez étudié l’affaire du sang contaminé, qui résulte d’un tout autre type de travail journalistique…
Patrick Champagne : En effet. Il ne s’agit plus du reportage qu’on fait en quelques heures, mais d’une enquête effectuée par une journaliste qui a une formation médicale et qui a travaillé pendant deux ans – ce qui est exceptionnel – avant d’aboutir aux révélations que vous connaissez. Cette enquête a paru exemplaire, quant au souci d’informer sérieusement les citoyens, et est à porter au crédit d’une presse qui se veut garante de la démocratie. Quand on regarde de plus près, on s’aperçoit cependant que les choses sont plus compliquées.
L’affaire du sang contaminé s’inscrit dans un processus de spécialisation du journalisme. En détournant une formule célèbre, on peut dire que le journalisme est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux seuls journalistes : les questions dont ils parlent mettent en jeu des intérêts énormes dans tous les domaines (politique, industriel, financier) et les journalistes sont l’objet de très fortes pressions – par exemple dans la presse automobile. Il faut donc que les journalistes renforcent leur autonomie, ce qui suppose deux conditions : qu’ils deviennent très compétents, et que cette compétence soit payante en termes de lectorat. On voit ainsi se développer une presse spécialisée dans des domaines très divers (la science, les tests dans les revues de consommateurs, etc.) et nous lisons de plus en plus dans les quotidiens et les hebdomadaires des rubriques rédigées par des journalistes spécialisés (par exemple la médecine). Cette évolution est généralement positive mais, dans l’affaire du sang contaminé, le résultat est catastrophique.
Royaliste : Pourquoi ?
Patrick Champagne : Parce que la presse fonctionne globalement : c’est l’ensemble des acteurs du champ jounalistique qui participe à la fabrication de l’information dominante. Cette information dominante, c’est celle qui est réputée importante par l’ensemble des médias importants, notamment les médias audiovisuels, et qui va par conséquent peser sur la vie publique. Or la fabrication de l’information est en train de changer. Il y a quelques aimées encore, l’information des grands médias se faisait selon le modèle donné par « Le Monde » (information vérifiée, séparation du commentaire et du fait, refus du sensationnel, privilège donné à l’explication). Les journaux télévisés se faisaient à partir de ce quotidien. Or la multiplication des chaînes et la concurrence entre elles aboutit à une transformation de l’information qui privilégie le sensationnel au mépris des règles de la profession et qui fait de l’audience un critère de légitimité journalistique : le « bon » journaliste, c’est celui qui « passe bien », qui fait de l’audience, qui fait des « scoops ».
Par rapport à ces observations, on peut dire que le traitement journalistique du sang contaminé commence bien et finit mal : l’enquête de la journaliste de « L’Evénement du Jeudi » est solide. Elle aboutit à mettre en lumière certains problèmes et soulève de véritables questions de politique de la santé ; mais elle finit mal parce qu’il va y avoir une polémique entre journalistes spécialisés (« Le Monde » contre l’EDJ). Le contexte de l’époque (l’affaire du sang contaminé semble s’inscrire dans la série des scandales du moment) et le poids de la télévision qui choisit la thèse la plus médiatique, vont orienter le traitement journalistique vers la recherche de boucs émissaires donnés en pâture à l’opinion publique.
Ainsi, le métier de journaliste connaît actuellement deux évolutions contradictoires : d’une part, il y a un accroissement de la compétence des journalistes, qui est évidemment positive, mais d’autre part il y a une remise en cause des régles déontologiques (ce qui est la légitimité interne du milieu journalistique) par les grandes chaînes de télévision – ceci au détriment de la qualité de l’information.
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(1) Actes de la recherche en sciences sociales, numéro 101/102, Mars 1994, « L’emprise du journalisme ».
Patrick Champagne est l’auteur d’un livre fondamental sur les sondages d’opinion : « Faire l’opinion » Éditions de Minuit, 1990.
Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 628 de « Royaliste » – 17 octobre 1994.
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