Depuis la mi-septembre, « Royaliste » a engagé un grand débat autour du thème « culture et impérialisme » faisant écho au discours prononcé à Mexico par le ministre de la Culture, M. Jack Lang. Dans ce numéro nous sommes allés interroger René Girard qui revient de plusieurs années de séjour aux Etats-Unis. Son analyse apporte un éclairage différent sur la société américaine et sa capacité à mener une politique offensive dans le domaine culturel. Par la qualité de son auteur, ce témoignage est important et nous l’accueillons avec intérêt, d’autant plus qu’il est en désaccord partiel avec des thèmes que nous avons pu développer dans ces colonnes.
Royaliste : Lorsqu’on évoque la société américaine, un certain nombre d’images, ou de clichés, surgissent immanquablement : soit les gratte-ciels et la violence des grandes villes, soit la vie telle qu’elle s’exprime dans un feuilleton comme « Dallas ». Ces images correspondent-elles à la réalité ?
René Girard : Vivant aux Etats-Unis depuis trente-cinq ans, je pense que cette vue, qui contient des éléments de vérité, est malgré tout schématique : souvent, dans le choix des feuilletons américains, la France (comme les Etats-Unis dans le choix des échantillons de culture française) cherche ce qui confirme sa vision mythique de l’Amérique.
Sans prétendre être un spécialiste des Etats-Unis, car le milieu universitaire est très particulier, je crois qu’il faut avant tout se garder de toute analyse monolithique. En Europe, on ne voit pas le caractère formidablement contraignant des phénomènes de politique intérieure : le phénomène de fermeture, qui est particulièrement fort aux Etats-Unis en raison de la taille du pays, tient aussi au fait que ce pays est composé d’immigrants, de groupes ethniques, culturels et religieux hétérogènes, dont l’unité est réelle autour de certains principes, mais en même temps toujours en question. Par conséquent, les problèmes de politique intérieure sont en même temps très concrets et très complexes : ils font moins jouet des principes idéologiques abstraits (comme par exemple la droite et la gauche en France) que des aspects très essentiels de la vie sociale.
Royaliste : Quels aspects ?
René Girard : Par exemple la situation relative de certains groupes d’immigrants, le fait que le degré d’adaptation des Italiens ou des Slaves à la vie américaine a changé au cours des trente dernières années. Ainsi, l’arrivée au pouvoir du catholique Kennedy a été un événement intérieur considérable. De même, l’élection du Polonais Jean-Paul II influe beaucoup sur la façon dont les Polonais des Etats-Unis s’éprouvent comme Polonais et comme Américains. Quant aux partis politiques, ils ne se définissent pas par l’idéologie : ce sont souvent des coalitions de minorités. En principe, le Parti démocrate est le parti des minorités) mais, en trente ans, les minorités sont devenues la majorité car la perte d’influence des WASP (White Anglo Saxons Protestants) est considérable.
La notion de creuset, de melting pot, est une réalité constante dont l’Europe ne tient pas compte. Dans le cas de la France c’est très important car il n’y a pas de lobby français aux Etats-Unis, à la différence de l’Angleterre (en raison de la communauté de langue et de culture), de l’Italie (qui est pour des millions d’Italo-Américains une sorte de drapeau) ou des pays d’Europe de l’Est. Quant à l’image de la France, elle est un peu opposée et complémentaire de celle qu’on se fait ici des Etats-Unis : la France, c’est l’aristocratie, la haute culture, les restaurants très chers, etc., avec une tendance au complexe d’infériorité devant la culture française. Aux Etats-Unis, on estime souvent que ce qui nous apparaît comme la culture américaine (la culture commerciale) ne fait pas partie de la culture : la véritable culture est européenne, et l’on souhaite y accéder. Le complexe d’infériorité américain est très différent de celui de l’Europe à l’égard des Etats-Unis mais il existe et joue un rôle essentiel dans le malentendu franco-américain.
Royaliste : Peut-on dire que les Etats-Unis constituent une nation au sens européen du terme ?
René Girard : Ils constituent aussi une nation au sens européen du terme bien que cette nation soit fondée sur des principes un peu différents : la Constitution américaine, les droits de l’homme, une certaine notion de la liberté, une certaine notion de l’entreprise également : le droit au bonheur est avant tout un droit à l’initiative privée, dont on discerne mal l’importance en France. N’oublions pas non plus cette morale protestante dont les prolongements non-religieux ont joué un rôle capital. Mais il est difficile d’en parler car elle est en voie de transformation rapide. D’une manière générale, les idéaux américains sont en pleine métamorphose : il y a cette vieille culture américaine, dont l’Europe n’a pas conscience, qui se sent agressée par les valeurs ou les non-valeurs de la culture commerciale de la même façon que nous nous sentons agressés par cette culture commerciale.
• Royaliste : Comment caractérisez-vous cette vieille culture américaine ?
René Girard : Vous évoquiez tout à l’heure les gratte-ciels. Aux Etats-Unis, ils se trouvent principalement au centre de New-York et de Chicago. Mais il y a peu de gratte-ciel aux Etats-Unis, pas même à Los Angeles qui compte pourtant 12 millions d’habitants. L’Amérique est un pays de petites maisons individuelles, de petites propriétés : presque partout, il existe une culture de petites villes ou de villages, avec une vie locale très forte centrée sur les églises et sur des écoles qui sont indépendantes des pouvoirs fédéraux et locaux. Cette vie locale est fondée sur le protestantisme américain, sur l’individu, sur la famille, sur la libre entreprise. Elle n’est pas perçue en France. De même, on voit très mal que l’adaptation de cette société à la technologie – le fait qu’il y ait une assimilation très forte de cette technologie n’empêche pas cette société d’être très traditionnelle, et même, jusqu’à ces derniers temps, d’avoir été moins touchée par la crise des valeurs que la société française. Mais il subsiste un moralisme très fort, qui n’est pas automatiquement hypocrite comme le laissait entendre un récent reportage de la télévision française sur la ville de Dallas. La seule hypocrisie ne peut créer ce type de puissance, cette stabilité, cette force sociale extraordinaire. Ces valeurs sont très éloignées des nôtres, très difficiles à pénétrer. Mais elle subissent la même crise que les valeurs européennes et les réactions sont très semblables.
• Royaliste : C’est un lieu commun de dire que la France est en train de s’américaniser. Est-ce votre impression quand vous y revenez ?
René Girard : Il y a un modernisme de pacotille qui sévit dans le monde entier et dont l’Amérique est devenue le moteur principal. Mais identifier le modernisme et l’Amérique me paraît être une injustice. Il n’est certes pas possible de parler du modernisme sans y inclure l’Amérique. Mais créer une essence américaine qui serait immédiatement assimilée aux formes les plus déplaisantes du modernisme me paraît, je le répète, une injustice.
• Royaliste : Pourtant, les Etats-Unis constituent un modèle, qu’il s’agisse de «marketing», d’urbanisme, de «contestation» ou de la Sillicon Valley. Toute la modernité semble venir des Etats-Unis.
René Girard : Dans la mesure où il y a un modèle extérieur, nous lui empruntons ses aspects les plus visibles, les plus spectaculaires, les plus négatifs, alors qu’il y a des réalités positives qui nous échappent. Par conséquent, dans le modèle américain, on choisira toujours les aspects les plus déplorables. Les sources de la force intérieure sont toujours liées à un passé particulier. Il en est ainsi aux Etats-Unis, qui s’appuient sur une tradition démocratique dont la grandeur est mal perçue en France.
Souvent, ce sont les aspects les plus démocratiques des Etats-Unis qui rendent l’élite culturelle incapable d’imposer ses goûts : elle n’en a ni les moyens politiques, ni les moyens financiers. C’est ce qui fait qu’à tous les niveaux les industries de masse jouissent d’une puissance de rayonnement beaucoup plus forte que par le passé et qui se plaque souvent sur un état social assez différent. Par exemple, prendre au sérieux les westerns et les bandes dessinées est un phénomène français, que certains intellectuels américains reprennent par imitation de l’Europe. L’Américain qui consomme ces choses-là a une conscience claire de sa propre dégradation culturelle et vénère l’Europe qui produit, croit-il, la grande culture à laquelle il aspire confusément. Vous voyez que les choses sont très compliquées !
En somme, on prête à l’Amérique une puissance de manipulation qui, à mon avis, n’existe pas : il n’y pas de complot ni sur le plan culturel, ni en économie. En ce moment, on reproche à l’Amérique de ne pas avoir la politique de son impérialisme, au contraire de l’Angleterre du siècle dernier, si elle l’avait on le lui reprocherait aussi. L’incapacité américaine à manipuler les choses en fonction de la politique étrangère vient de la faiblesse du gouvernement à l’égard des groupes de pression internes. Et finalement, la politique des Etats-Unis vis-à-vis de l’Europe, loin d’être un calcul, est une conséquence inévitable des élections américaines, qui se succèdent à un rythme très rapide. On ne se rend pas compte à quel point l’Amérique est peu dirigée, et elle le sera encore moins dans quelques mois, si Reagan perd les prochaines élections. Par exemple, il y a eu la décision de Reagan dans l’affaire du gazoduc, mais elle n’a pas empêché San Francisco et New York de passer d’importantes commandes de matériel ferroviaire français. De même, le Concorde a été victime du groupe de pression écologique, et non d’une décision du gouvernement américain.
Royaliste : Pour en revenir à la culture commerciale, que pensez-vous de «Dallas» ?
René Girard : C’est un programme qui émerge des « soap opéras » – opéras du savon – qui ont lieu l’après-midi à l’intention des femmes désœuvrées. « Dallas » est enraciné là-dedans à la manière dont, si j’ose dire, Tristan et Iseut est enraciné dans la matière de Bretagne. Je ne prétends pas expliquer entièrement les raisons du succès de cette série, que je connais mal. On peut dire cependant qu’il y a aux Etats-Unis une vision du Texas et de la Californie qui ressemble d’une certaine façon au mythe français de l’Amérique. Pour un Américain de l’Est, émigrer au Texas ou en Californie pose des problèmes analogues à ceux qui se poseraient à Un Français voulant émigrer aux Etats-Unis. D’autre part, après l’assassinat de Kennedy, Dallas est devenu le bouc émissaire des Etats-Unis. Mais aujourd’hui, Dallas est une ville sans crise, à cause du pétrole, du déplacement des industries vers le sud. Donc « Dallas » est à la fois le rêve américain et le cauchemar américain.
Notez aussi que l’abominable figure de « J.R. » est l’incarnation mythique du capitalisme américain dans la mesure où les Américains se sentent agressés par lui et ont des sentiments très ambivalents à son égard parce qu’ils ont aussi envie de gagner beaucoup d’argent et d’être, un peu, cet affreux personnage. Il est intéressant de remarquer que « Dallas » donne une interprétation très noire du capitalisme américain, qui me paraît liée à l’évolution des médias. Alors que la télévision française est d’une docilité frappante à l’égard du gouvernement, celle des Etats-Unis est « antitout ». J’ai connu des médias respectueux ; puis ils sont devenus une énorme puissance qui dénonce le gouvernement et les pratiques du capitalisme de façon parfois violente – sans que le gouvernement puisse s’y opposer – mais sans idéologie révolutionnaire.
• Royaliste : Que pensez-vous du discours de Jack Lang à Mexico ? Comment les intellectuels américains l’ont-ils reçu ?
René Girard : L’attitude de M. Lang ressemble énormément à celle des milieux intellectuels américains, qui constituent un peu le lobby européen aux Etats-Unis. Ils ont tendance à voir dans la publicité, dans les multinationales, la même force d’abrutissement que les intellectuels français. Mais ils ne peuvent parler d’impérialisme, parce qu’ils connaissent trop la réalité américaine, parce qu’ils savent que la société américaine est éclatée. Songez aussi qu’il n’y a pas de ministère de la culture aux Etats-Unis et que le gouvernement est totalement impuissant devant l’industrie du spectacle. Quant aux produits culturels, ils ne sont pas toujours américains, songez au Rock : il a pris naissance avec les Beatles, qui sont anglais. De même, malgré l’immense succès mondial de Tintin, nul ne songerait à parler d’impérialisme belge ! En définitive, l’Amérique n’est pas organisée pour l’impérialisme : elle n’a pas conscience des réactions qu’elle suscite en Europe à la suite de décisions prises pour des raisons de politique intérieure. Mais il est vrai que le rôle de l’Amérique dans la vie « culturelle » est proportionnel à sa puissance et peut-être encore plus fort, et il est inquiétant de constater l’influence prodigieuse de la politique intérieure américaine sur le reste du monde.
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Propos recueillis par Gérard Leclerc et Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 368 de « Royaliste » – 28 octobre 1982
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