Entretien avec Sami Naïr : L’Algérie déchirée (2)

Déc 26, 1994 | Chemins et distances

 

Dans notre précédent numéro, le professeur Sami Naïr avait situé la crise algérienne dans son contexte politique, culturel et surtout social. Dans la seconde partie de cet entretien, il nous expose une réalité beaucoup plus complexe que celle présentée dans les médias et montre comment l’Algérie pourrait sortir de la tragédie qu’elle vit actuellement.

Royaliste : Lors de notre précédent entretien, vous avez montré les causes profondes de la victoire des islamistes aux élections de 1991. Quant à celle-ci, d’autres facteurs ont-ils joué ?

Sami Naïr : Le mode de scrutin a eu une importance certaine sur le résultat. Pour Chadli, le véritable ennemi était incarné par les forces démocratiques, ce qui montre que le président algérien n’avait vraiment rien compris. Mais c’est pour cette raison qu’il a choisi le scrutin uninominal à deux tours, dont on sait qu’il renforce les partis déjà puissants. Le calcul de Chadli consistait en effet à faire sortir des urnes deux forces principales, le FLN et le FIS, dans la perspective d’un gouvernement en alternance ou même d’une coalition. A l’époque, cette politique avait séduit certains intellectuels, qui rêvaient d’un système à l’anglaise. Nous avons vu le résultat…

Or le FIS est le grand vainqueur du premier tour, et s’apprête à remporter 70 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des sièges au second tour. L’armée ne peut accepter une victoire massive : elle démissionne Chadli, arrête le processus électoral et par la même occasion efface le moment de légitimation par la démocratie. Nous savons aujourd’hui que Chadli était partisan d’un gouvernement avec les islamistes et qu’il avait promis à l’armée que le FIS ne poserait ni la question de l’armée, ni celle de la politique étrangère, ni celle des finances. Mais, lorsqu’il a été contacté entre les deux tours, le chef du FIS, Madhani, a revendiqué la totalité du pouvoir.

Royaliste : Dès lors, comment le pouvoir politique évolue-t-il ?

Sami Naïr : La légitimation du système par la démocratie ayant échoué, on tente la légitimation par le nationalisme. D’où l’appel à Boudiaf, chef historique de la révolution algérienne qui est extérieur à la vie politique puisqu’il vit au Maroc. Boudiaf était d’autant plus intéressant pour les militaires qu’il n’avait aucun réseau à l’intérieur du système politique et de l’armée, aucun lien avec le système économique. Très honnête, peu connu mais bénéficiant d’un grand prestige, c’était le candidat idéal, manipulable à merci. Vous vous souvenez que Boudiaf a été assassiné six mois après son entrée en fonction, parce que ce Saint-Just vieilli, qui croyait toujours à la vertu, avait eu l’imprudence de mettre le nez dans les affaires de corruption et d’envisager une loi dans ce domaine.

Boudiaf a été remplacé par Khafi, qui représentait la nomenklatura puisqu’il était secrétaire général de l’Association des Anciens combattants, laquelle bénéficie d’un grand pouvoir. Grâce à la nomination de ce haut personnage, l’armée entendait renouer son pacte avec la bureaucratie nationaliste. Mais Khafi était trop terne, et fut incapable d’engager le dialogue avec le FIS. Avec le général Zerhoual, nous avons aujourd’hui un produit typique de l’armée, qui montre que les militaires ont décidé de régler directement le problème par la confrontation avec le FIS.

Royaliste : Nous connaissons l’idéologie du FIS, mais comment est-il organisé ?

Sami Naïr : Le FIS est organisé comme le FLN pendant la guerre d’Algérie en groupes de base autonomes. Parmi les dirigeants il faut distinguer deux grands courants, celui des salafistes (Ben Hadj) et celui des algérianistes (Madhani). Les salafistes sont des musulmans intégristes pour lesquels l’identité nationale et la question algérienne sont des données tout à fait secondaires : il s’agit pour eux de faire prévaloir les idéaux de l’islam, comme les salafistes égyptiens du début du siècle qui se sont farouchement opposés au nationalisme arabe. En Algérie, le salafisme est un mouvement qui travaille la société depuis très longtemps et en profondeur. Les algérianistes défendent quant à eux l’idée d’un islam à l’algérienne et tiennent compte du fait que l’histoire du pays empêche qu’il s’orientalise comme le voudraient les salafistes.

Vous savez que le FIS s’appuie sur des groupes armés qui se sont constitués dès le milieu des années 1970 et qui se sont développés dans les années 1980 en organisant des bases de maquis. Les cadres du FIS sont issus du milieu scientifique et technique, comme je l’ai montré dans notre premier entretien, et la base de masse est formée par les jeunes couches marginalisées.

Les objectifs du mouvement sont très simples ; il s’agit d’abord de montrer l’incapacité du pouvoir à contrôler la situation en Algérie. Il s’agit ensuite de dominer totalement la société, à la fois par le bas en organisant l’entraide sociale, et par le haut au moyen du terrorisme. Il faut souligner que le FIS est extrêmement cohérent dans sa stratégie d’assassinat des intellectuels car il ne faut pas qu’il y ait des gens qui puissent remettre en question ce que dit le FIS. En cela, les islamistes algériens s’inscrivent très rigoureusement dans la logique de tous les mouvements totalitaires, qui ne supportent pas la critique intellectuelle. Un autre objectif des intégristes est l’infiltration dans l’armée : nous avons peu d’informations sur le sujet, mais il y a de plus en plus de désertions et, dans l’Oranais, des compagnies entières sont parties avec armes et bagages.

Royaliste : Qu’en est-il du GIA ?

Sami Naïr : Il faut être très prudent quant à ce mouvement : il joue un rôle important dans la mouvance intégriste, il est constitué d’intégristes, mais j’ai la conviction que le GIA est pour une part manipulé par l’année et infiltré par les groupes « éradicateurs ».

Royaliste : En quoi la situation de la Kabylie est-elle spécifique ?

Sami Naïr : Les Kabyles représentent dans le système algérien une force importante puisque, soit dit en passant, ce sont des Kabyles qui ont constitué l’épine dorsale de la Sécurité militaire. Les confréries religieuses sont très importantes en Kabylie, l’Islam y très implanté et très fortement structuré, et vous savez que cette région a été la plus déterminée de toutes dans la lutte contre la France.

Historiquement, la spécificité culturelle berbère a été à la fois marginalisée et brimée par les Turcs, puis utilisée et privilégiée par la France dans son système de division entre les différents groupes de la société algérienne. Il faut observer que la culture kabyle n’est pas constituée : c’est une culture de tribus (kabyle signifie tribu), il n’y a pas de langue écrite ni de tradition littéraire et scientifique comme dans la culture arabe. Mais les tribus kabyles n’ont pas subi la désagrégation du système traditionnel comme d’autres régions : depuis 1965, c’est la région qui a été le plus choyée par le pouvoir dans le domaine économique, justement parce que la base du système de Boumediene reposait sur les Kabyles de la Sécurité militaire. La Kabylie a donc bénéficié des plus importantes aides au développement de toute l’Algérie, tout en préservant ses structures de solidarité tribale, mais elle a subi de plein fouet les effets de la politique d’arabisation mise en place vers 1977-78. D’où l’affirmation du mouvement culturel berbère qui, sur fond de structures traditionnelles, explique que la Kabylie résiste actuellement aux logiques qui affectent violemment le reste de l’Algérie.

Cela dit, il serait dangereux de réactualiser le « mythe kabyle » fabriqué par les Français à la fin du XIXe siècle et prolongé pendant la guerre d’Algérie avec la fiction de la « carte kabyle ». Une fois de plus, on se tromperait car les islamistes ont beau jeu de dire qu’ils ne sont ni pour les Arabes ni pour les Kabyles mais pour la religion musulmane.

Un dernier mot. J’ai dit que la Sécurité militaire est dominée par les Berbères kabyles : il faut préciser qu’il y a aussi les Berbères des Aurès, qui sont arabophones, et qui constituent la puissance principale dans l’armée. Les seuls qui n’aient jamais eu le pouvoir en Algérie, ce sont les citadins arabophones. En Algérie, le pouvoir a toujours été et demeure l’objet d’une confrontation entre les Berbères des Aurès (Chaouia) et les Kabyles. Or le grand paradoxe historique est que les Chaouia ont été arabisés et ont toujours servi de mercenaires aux Turcs et à l’aristocratie arabe urbaine pour s’opposer aux tribus des montagnes. Aujourd’hui encore, les habitants de la Kabylie avancent une revendication culturelle dont les Berbères des Aurès ne veulent pas entendre parler….

Royaliste : Où en sont les négociations ?

Sami Naïr : Les islamistes ont montré qu’ils étaient capables de terroriser la société mais, à mon avis, ils savent qu’ils sont incapables de prendre le pouvoir face à l’armée. La violence est conçue pour créer des conditions favorables à la négociation, selon un objectif de conquête du pouvoir qui peut passer par une alliance avec certaines fractions de l’armée. De fait, l’armée se trouve placée devant deux choix : une partie de l’état-major, composé de chadlistes, estime que l’armée peut partager le pouvoir avec le FIS, et que cela aurait l’avantage de stabiliser la société – l’armée conservant quant à elle la gestion d’une partie du système. D’autres militaires estiment qu’il faut instaurer un nouveau consensus en négociant avec le FIS mais en interposant entre l’armée et le FIS les forces démocratiques. Le problème, c’est que les forces démocratiques sont faibles. Or il me semble que la seule manière de dégager une alternative démocratique aujourd’hui, c’est de retourner devant le peuple souverain avec un mode de scrutin qui favorise l’expression des minorités, c’est-à-dire une proportionnelle intégrale. Les négociations sont apparemment rompues entre le pouvoir et les intégristes. Cette situation ne peut pas durer. Il y a donc une hésitation politique, qui s’accompagne d’une montée de la violence – dont le point extrême n’est malheureusement pas atteint. Aucune solution de force ne peut se dégager et, à mes yeux, il n’y a pas d’autre issue que la voie de la négociation et d’une perspective démocratique. Mieux vaut une situation démocratique très difficile à contrôler qu’une alliance entre les militaires et les intégristes.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 633 de « Royaliste » – 26 décembre 1994.

 

BIBLIOGRAPHIE Sami Naïr est professeur de science politique. Il a été codirecteur de la revue Les Temps modernes, rédacteur en chef de L’Événement européen a publié plusieurs ouvrages. Ses nombreuses tribunes libres dans la presse française sont toujours très remarquées. Parmi ses derniers livres signalons : Le Caire, la victorieuse : Journal d’un voyage égyptien, Denoël 1986 ; Le regard des vainqueurs : les enjeux français de l’immigration, Grasset 1992 ; Le différend méditerranéen : essais sur les limites de la démocratie au Maghreb et dans les pays du tiers monde ;  Kimé 1992 ; Lettre à Charles Pasqua de la part de ceux qui ne sont pas bien nés, Seuil 1994.

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