Etats-Unis : La culture de guerre

Juil 2, 2012 | Entretien

 

Tocqueville voulait montrer « comment les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions s’égalisent ». Hélas, la démocratie en Amérique doit être pensée à l’ombre de la guerre. Depuis leur fondation, les Etats-Unis ont mené soixante campagnes militaires et la société américaine connaît de longues périodes d’exaltation nationaliste et de bellicisme que favorise une propagande multiforme. Historien et journaliste, Thomas Rabino dévoile cette culture de guerre.

Royaliste : Vous êtes connu comme historien de la Résistance. Pourquoi avez-vous entrepris une recherche sur la guerre en Amérique ?

Thomas Rabino : Dans les mois qui ont suivi le 11 septembre, nous avons vu les Américains s’engager dans une course à la guerre : les opérations contre l’Afghanistan ont été déclenchées le 6 octobre puis ce fut l’attaque contre l’Irak. Aux États-Unis, on observait que les domaines politique, médiatique et plus généralement sociétal – le sport, le cinéma, la télévision, la musique – étaient contaminés par l’idée de guerre. Au même moment, au cours de mes recherches, je retrouvais cette culture de guerre en Europe dans les années qui ont précédé 1914 et entre les deux guerres mondiales. Il y avait des différences notables mais le parallèle permettait de comprendre comment le peuple américain avait accepté la guerre d’Irak. De nombreuses enquêtes d’opinion montrent que, jusqu’en janvier 2003, les Américains étaient dans leur majorité opposés à la guerre, à cause du traumatisme du Viêtnam. La culture de guerre a eu pour but de surmonter cet obstacle.

Royaliste : Comment définissez-vous cette culture de guerre ?

Thomas Rabino : Ce sont l’ensemble des changements qui surviennent en temps de guerre dans tous les domaines et qui laissent des traces. Par exemple le Sedition Act de 1917 qui interdisait à quiconque de publier des textes hostiles à la guerre. Cette loi a été par la suite abrogée mais son esprit a perduré au fil des décennies et on en est arrivé à une autocensure en période de guerre qui fait que les médias ne critiquent pas le pouvoir.

Dans cette culture, on trouve aussi la glorification de la guerre, qui est toujours présentée comme une régénération de la société ; les soldats sont quant à eux systématiquement soutenus – même en cas de bavure car les critiques émises sont dénoncées comme actes de trahison. La répétition des conflits a profondément enraciné cette culture belliqueuse : une guerre tous les quatre ans depuis la fondation du pays ; une guerre tous les trente mois en moyenne depuis 1941. Cette culture a ressurgi après le 11 septembre de manière encore plus forte qu’auparavant.

Royaliste : Comment cela s’est-il passé ?

Thomas Rabino : Par la réactivation de réflexes qu’a provoquée l’entrée en guerre, contre le terrorisme en l’occurrence. Il y a eu un martèlement de mensonges : entre mars 2002 et janvier 2004, l’assertion sur les armes de destruction massive est exprimée 237 fois en 125 apparitions publiques par les quatre plus hautes autorités de l’État. Répercutés par tous les médias, ces mensonges deviennent une réalité d’autant plus impressionnante qu’ils trouvent une résonance dans la culture de guerre.

Le cinéma américain produit un nombre important de films de guerre qui sont activement soutenus par le Pentagone qui, depuis 1942, a formalisé la coopération avec Hollywood : les militaires fournissent du matériel et des consultants. Une charte établie en 1964 pendant la guerre du Viêtnam réglemente les relations entre les producteurs, les réalisateurs et le Pentagone qui exerce un droit de veto sur les scénarios qui lui sont soumis. Il suffit de refuser un matériel toujours très onéreux pour empêcher la réalisation du film – ce qui s’est produit après le 11 septembre. Quelques jours après les attentats, Karl Rove, un conseiller de George Bush a rencontré les plus gros producteurs d’Hollywood pour leur expliquer les tendances qu’il convenait de traduire en films. Un conseiller de Roosevelt avait fait la même démarche en 1941.

Quant à la musique, il y a toute une partie de la variété américaine qui est inconnue en Europe. Ce sont des chansons nationalistes diffusées par une industrie très puissante : entre 2001 et 2008, il y a eu un déferlement de morceaux de Country qui ont fait les meilleures ventes. Par exemple, la nouvelle version de God bless The USA de Lee Greenwood est passée plus de 2 600 fois en une semaine. Par ailleurs, le consortium de radio Clear Chanel qui contrôle 1200 radios américaines, dirigé par un proche de Bush, a fait interdire plus de cent chansons qui allaient à l’encontre de la vision guerrière – par exemple Imagine de John Lennon.

Le sport, qui est aux Etats-Unis une industrie plus importante que l’automobile, a été lui aussi mobilisé : avant les compétitions de football américain, il y a des démonstrations militaires avec des chars, des hélicoptères, des parachutistes. Il y a aussi des équipes de l’armée dans les principales disciplines sportives. Cette évolution s’est faite grâce à des partenariats qui se sont beaucoup développés depuis l’époque Reagan.

Royaliste : Vous montrez que c’est l’économie tout entière qui participe à la culture de guerre…

Thomas Rabino : Oui ! Après le 11 septembre, les grandes entreprises ont fait valoir leur soutien aux soldats en annonçant qu’elles compenseraient la différence entre le salaire et la solde militaire pour leurs employés qui partaient combattre. Ces annonces étaient inscrites dans une campagne montrant que toutes les forces vives de la nation participaient à l’effort de guerre. La publicité pour les produits de consommation a été elle aussi militarisée : on montre des soldats pour vendre une bière ou des ordinateurs. Cette forme de propagande de guerre a existé en Europe mais le retentissement est aujourd’hui énorme grâce au système médiatique qui est très convaincant, parce que les Américains ont été naguère marqués par le discours sur le danger d’attaque nucléaire. Dès lors qu’on annonce que Saddam Hussein dispose de l’arme atomique, le lien est fait entre la Guerre froide et la guerre d’Irak.

J’ajoute que, dans les années 2002-2004, on a préparé les guerres du futur : dans les écoles américaines, les programmes sont élaborés par des assemblées élues mais pour les fêtes nationales, des programmes sont envoyés par les ministères de l’Éducation et des Anciens Combattants pour des leçons qui sont fédérales : outre les chants patriotiques, on apprend aux enfants à colorier des chars d’assaut, des avions… et avec bien sûr une progression dans les programmes, en fonction de l’âge des enfants. À la maison, les enfants retrouvent des jouets guerriers créés à l’occasion de chaque conflit et, plus généralement, l’armée est très présente dans l’environnement scolaire. Ainsi, deux lois de 1995 et de 2004 imposent la présence d’agents recruteurs dans les universités et dans les établissements du secondaire sous peine de coupure de crédits fédéraux. Une structure est également prévue pour les jeunes enfants : 200 000 jeunes Américains y participent et en moyenne 40 % s’engagent dans l’armée.

Bien sûr, nous avons connu de tels phénomènes de mobilisation et d’embrigadement en Europe mais une des nouveautés de ce début de siècle, c’est le développement extraordinaire des jeux vidéo – un secteur qui rapporte plus que le cinéma. À l’origine, ces jeux sont des simulateurs de l’armée et les jeux pour le grand public ont été créés en partenariat avec le Pentagone. Vous savez que ces jeux de guerre se déroulent souvent dans des décors arabisants et le dernier sorti sur le marché invite à faire la guerre dans les rues de Téhéran ! Il y a aussi un jeu officiel gratuit de l’armée américaine – America’s Army – qui permet de jouer dans des décors réels et d’assimiler certaines techniques de combat ; on peut s’engager réellement puisque sur l’écran on peut contacter un bureau de recrutement.

Royaliste : Comment se comporte celui qui fait tout le parcours des jeux et qui se retrouve dans un combat réel ?

Thomas Rabino : En Irak, en Afghanistan, nous avons vu des soldats représentatifs de cette culture de la télévision et du jeu vidéo – où l’on voit pendant sa jeunesse des centaines de milliers d’actes violents et des milliers de mises à mort. En Irak, les journalistes s’étonnaient de la facilité avec laquelle les jeunes soldats américains tiraient sur des civils désarmés avec une incroyable frénésie. Interrogés, ils disaient qu’ils visaient et tiraient comme dans les jeux vidéo. L’écart entre le réel et le virtuel diminue car la qualité des jeux augmente ; les armements utilisés par les soldats sont les mêmes, certaines armes étant actionnées par des manettes selon les images apparaissant sur de petits écrans.

Cette corrélation entre la réalité de la guerre et le jeu vidéo – qui augmente l’acuité visuelle – a entraîné une précision croissante des tirs effectués par les hommes au combat : pendant la Seconde Guerre mondiale, 25 % des soldats tiraient pour tuer, les autres agissant dans la panique, ils étaient 75 % pendant la guerre du Vietnam et 90 % pour la guerre du Golfe. Tel est le résultat de la culture de guerre : l’action idéologique est de plus en plus massivement diffusée et l’entraînement pratique a gagné en efficacité de manière impressionnante.

Autre nouveauté qui interagit avec cette culture : Internet qui a donné une ouverture sur les champs de bataille que nous n’avions pas auparavant. Les soldats américains en campagne prennent des photos et des vidéos qu’ils ont le droit de mettre en ligne. On a directement le point de vue du combattant et son état d’esprit : on voit, par les noms donnés aux chars, par les inscriptions vengeresses sur les obus, que la propagande de guerre a porté et on s’explique les nombreux excès commis par les soldats américains en Irak et en Afghanistan. Mais tout cela n’évite pas les graves traumatismes qui résultent de l’épreuve du feu et qui sont précisément décrits dans mon livre.

Cela dit, la culture de guerre a son contrepoint, qui existait pendant la Première Guerre mondiale, qui eut ses heures de gloire pendant la guerre du Vietnam et qui est redevenue majoritaire aux États-Unis vers 2004-2005. Mais les traces de la culture de guerre n’ont pas été effacées. Le président Obama n’a pas fait abroger les lois sur le recrutement dans les établissements d’enseignement et il n’a évidemment pas mis fin aux partenariats entre l’armée et le secteur privé ; les vétérans des guerres récentes sont glorifiés alors que les anciens du Vietnam étaient considérés comme des babies killers jusqu’à ce que le cinéma (Rambo, Voyage au bout de l’enfer, etc.) retourne l’opinion en leur faveur. Lors de la prochaine guerre, l’esprit belliqueux reparaîtra avec toute sa force.

***

Propos recueilli par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1017 de « Royaliste » – 2 juillet 2012.

Thomas Rabino, De la guerre en Amérique, essai sur le culture de guerre, Perrin.

Partagez

0 commentaires