« Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! », « l’Europe ! », « l’Europe ! » mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. … Vous en avez qui crient : « Mais l’Europe, l’Europe supranationale ! il n’y a qu’à mettre tout cela ensemble, il n’y a qu’à fondre tout cela ensemble, les Français avec les Allemands, les Italiens avec les Anglais », etc. …Oui, vous savez, c’est commode et quelquefois c’est assez séduisant, on va sur des chimères, on va sur des mythes. Mais il y a les réalités et les réalités ne se traitent pas comme cela. Les réalités se traitent à partir d’elles-mêmes ».
DE L’INTANGIBILITÉ DU DOGME
On ne saurait mieux dire six décennies après cette fameuse répartie du général de Gaulle (14 décembre 1965, interrogé par Michel Droit). Elle éclaire d’un jour utile le débat autour de la pertinence de l’Union européenne posé en ce début d’année 2025. Tout est dit et bien dit avec la clarté légendaire du premier président de la Cinquième République mais aussi avec son sens de la prescience. Celle qui fait défaut à nos dirigeants actuels experts en navigation à vue sans cap ni boussole. Jusque dans un passé très récent, la problématique européenne relève du dogme, de la liturgie. Depuis sa création dans les années 1950, il est impossible d’émettre la moindre critique sur le fonctionnement des institutions européennes sans faire l’objet, hier, d’une excommunication, et, aujourd’hui, d’un lynchage médiatique. Et les mots peu amènes, les noms d’oiseau ne manquent pas pour stigmatiser les hérétiques, les traîtres à la cause sacrée qualifiés de nationalistes, souverainistes, populistes …. Mais, toutes les bonnes choses ont une fin. La vérité d’un jour n’est pas celle du lendemain. Les Européens sont pris au piège de leur utopie.
DE L’INTERROGATION DU DOGME
En quelques semaines, essentiellement depuis la prise de fonctions du 47ème président des États-Unis dans un environnement international chaotique, le questionnement de la solidité de l’édifice européen largo sensu n’est plus tabou[1]. Il est désormais de bon ton, dans les dîners en ville et autres cénacles réservés à l’élite germanopratine, de soulever les questions interdites d’hier. C’est que les saillies régulières de Donald Trump, qu’on le veuille ou non, mettent à mal les fondements sacrés de la construction européenne[2]. Elles ouvrent les yeux des eurobéats sonnés par la vigueur de la charge tel un boxeur renvoyé dans les cordes après un KO technique. L’édifice, dont la solidité et la pérennité ne font pas débat jusqu’à la fin 2024, présente de graves fissures comme une frêle bâtisse après le passage d’un cyclone tropical depuis le début 2025. Les brillants architectes de l’édifice européen de facture baroque ne savent plus où donner de la tête tant la structure est sérieusement mise à mal. Que faire pour sauver ce qui peut encore l’être ? Colmater à l’ancienne la structure à coup de rustines comme par la convocation de réunions de crise[3], ou bien, projet ô combien ambitieux, reprendre la conception du monstre de A à Z sur les plans conceptuel et institutionnel ? Nous en sommes là, une fois le moment de sidération passé. Le réel rattrape les optimistes de tout poil. Pas de longues phrases. Juste des faits. C’est un acte symbolique qui cache mal leur lâcheté. Nous sommes heureux d’apprendre qu’Emmanuel Macron rejette, à Lisbonne (28 février 2025) l’idée d’une « vassalisation heureuse » avec les États-Unis[4]. Cela est assez cocasse venant de la part d’un homme dont les rapports avec le groupe McKinsey & Company sont pour le moins problématiques et qui préfère utiliser la langue de Shakespeare au détriment de celle de Molière lors de ses déplacements à l’étranger, parfois dans l’Hexagone.
DE LA REMISE EN QUESTION DU DOGME
Comment procéder pour aller vite et fort afin que l’Europe ne s’effondre pas tel un vulgaire château de cartes à l’instar de feu la Société des nations (SDN) ? C’est que les eurocrates, qui vivent dans le confort des idées reçues, des dogmes intangibles, doivent rapidement changer de logiciel et mettre la pensée d’hier dans les poubelles de l’Histoire. Or, ils ne sont point accoutumés à un tel tsunami intellectuel. Ils n’ont jamais cultivé la culture du doute cartésien, ancrés qu’ils sont dans leurs certitudes de pacotille, dans leur grand-messe qui n’ont de grand que le nom. Le défi est de taille depuis que la politique du bulldozer de l’homme à la mèche blonde met à bas, l’un après l’autre, les mantras d’un passé déjà révolu. Le vouloir est une chose. Le pouvoir en est une autre. Comment et par quelle méthodologie claire et compréhensible parvenir à mettre rapidement d’accord tous les États membres sur un nouveau socle commun, à traité constant ? Personne ne semble disposer de la martingale idoine pour résoudre des questions existentielles jamais résolues depuis les années 1950. Ne risque-t-on pas de s’en tenir aux larmoiements et autres borborygmes habituels qui ne font pas avancer le schmilblic d’un iota ? Le risque ne doit pas être sous-estimé tant les pesanteurs sont grandes au sein d’une Europe de la désunion permanente.
DU RAPPEL DE QUELQUES DOGMES
Mais, au juste, quels sont les principaux dogmes à revoir ? Reprenons les principaux qui agitent aujourd’hui le clergé médiatique !
Une Europe de la défense sans défense. À la faveur des déclarations de Donald Trump et de son vice-président, J. D. Vance (conférence sur la sécurité à Munich, 14 février 2025), l’Union européenne découvre ou feint de découvrir son isolement stratégique en cas de défection américaine. Pourtant, dès son premier mandat, le président américain appelle les membres de l’Alliance atlantique (OTAN) à prendre leur part du fardeau sécuritaire. Il vise principalement l’Allemagne qui paie une assurance au tiers tout en bénéficiant des garanties d’une police tous risques. Dès le début de son second, il revient à la charge en mettant les points sur les i. Mais en Europe, les bons apôtres n’y croient pas. « L’homme de Moscou » (Cf. une du Point) n’osera pas remettre en cause le lien transatlantique sacré et ne demandera pas aux Alliés de prendre en charge leur sécurité. Contrairement à leurs attentes, il fait ce qu’il dit. Après le temps de la sidération, vient celui des experts en clairvoyance rétrospective qui y vont de leur recette miracle[5]. Force est de constater, que malgré l’existence de comités Théodule, de procédures, d’acronymes et autres fariboles regroupés autour du concept de PESDC (politique étrangère, de sécurité et de défense commune), l’Europe de la défense n’est qu’une vulgaire coquille vide. Pourquoi, les eurobéats n’y ont-ils pas pensé plus tôt ? Mystère et pomme d’arrosoir. Rappelons que les Européens ont, depuis 1949, remis leur sécurité entre les mains du shérif américain ! Quelques esprits chagrins – d’affreux souverainistes – estiment qu’il est grand temps que la France se réarme, faute de pouvoir compter sur un hypothétique sursaut salutaire des Européens[6]. Redressement français et renaissance européenne sont liés. Ils passent par la souveraineté nationale, condition de la souveraineté populaire, et par une Europe des nations (Stéphane Rozès).
Une Europe des libertés sans libertés. Sur ce sujet, nous renvoyons à notre article consacré à cette problématique en octobre 2024[7]. En un mot, depuis des décennies, les eurobéats croient au miracle de la pratique de la liberté de circulation des personnes, des biens, des marchandises, des capitaux sans l’assortir d’une obligation de réciprocité pour nos partenaires/concurrents qui en bénéficient, Chine en tête de liste. Le résultat est devant nos yeux. L’Europe est submergée par des marchandises produites hors d’Europe et se sent démunie face à cette tempête commerciale. L’Europe est submergée par des vagues migratoires incontrôlées. Que fait-elle ? Elle adopte un Pacte Asile et Immigration qui répartit les migrants entre les différents pays européens. Les États membres de l’Union européenne paient aujourd’hui, intérêt et principal, leurs errements passés et assumés. Ils découvrent, avec retard, les bienfaits de l’indépendance, de la souveraineté, de l’auto-suffisance sur de multiples secteurs d’activités comme les avantages du contrôle national des frontières. Une question de taille est dès lors posée : comment faire une brusque marche arrière dans un contexte aussi défavorable ? C’est pratiquement impossible sauf à croire aux contes de fées que l’on nous sert sur les plateaux des chaînes d’abrutissement en continu.
Une Europe des peuples sans les peuples. « Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture et le plus près possible des citoyens »[8]. Au sein de l’Union européenne existe souvent un hiatus entre les textes sacrés et la liturgie. S’il y a bien un grand absent de la construction européenne passée, c’est bien les peuples, les citoyens ravalés au rang d’idiots utiles qui semblent à cent lieues des préoccupations de la Commission[9], du Parlement européen. La machine implacable tourne à vide à l’abri des regards indiscrets de ses mandants. Les eurocrates pressés ont mieux à faire que de s’entourer de l’avis sans la moindre importance des citoyens du continent. C’est bien connu, ces derniers ne comprennent rien aux subtilités de la complexe chose européenne. Qui plus est, lorsqu’il prend aux gouvernants la sotte idée de les consulter, ils répondent à côté de la plaque (Cf. résultat du référendum sur le traité de Lisbonne de 2008). C’est pourquoi, au nom de l’idéal sacré européen, l’intelligentsia des cabris est contrainte de ne pas tenir compte de leur avis stupide. Elle pense pour eux… tout en violant l’esprit et la lettre de la Bible sans que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’y trouve à redire. Circulez, il n’y a rien à voir. Ne comprend-on pas mieux, dans ces conditions, le désintérêt croissant, pour ne pas dire la méfiance importante entre les citoyens et la machine folle européenne de plus en plus orwellienne.
Une Europe des projets sans projets. Faute d’avoir mis l’accent sur l’adoption de stratégies cohérentes et clairvoyantes dans le passé, l’Europe est en retard sur tous les grands sujets : sécurité, défense[10], voitures électriques, semi-conducteurs, Intelligence artificielle, retour du protectionnisme, des rapports de force dans les relations internationales … Elle est toujours en retard d’un train. Il est vrai qu’on ne peut exceller en tant que prescripteur de normes, de sanctions et autres fariboles du même acabit… et, dans le même temps, en qualité d’organe capable de définir des stratégies pérennes de long terme pour anticiper les évolutions d’un monde aussi complexe qu’imprévisible. À Bruxelles, ceci est antinomique, pour ne pas dire hors de portée. Dans la capitale du Royaume de Belgique, penser est un crime. L’important est de parler pour dire tout et son contraire, de communiquer, de s’en tenir au narratif de la bien-pensance, de pratiquer l’art de la godille diplomatique. Rappelons pour mémoire que les fleurons européens que sont Airbus et Ariane se sont développés en dehors du cadre trop contraint de l’Union européenne entre coalitions d’États volontaires désireux d’aller de l’avant ! Ces exemples constituent les meilleures preuves que l’Union européenne est plus le problème que la solution[11]. Qui plus est le slogan, nous sommes plus forts unis se trouve largement infirmé.
L’EUROPE EN ÉTAT DE MORT CÉRÉBRALE ?
« Nous, l’Europe, on est un peu les dindons de la farce car nous ne sommes pas unis » (Marc Touati). Après les dernières décisions américaines (Ukraine, sécurité européenne…) une question de la plus haute importance mérite d’être posée ? Quel peut être l’avenir de l’Union européenne à échéance raisonnable ? La vie ou la mort ? Dans un monde idéal, la réponse à cette question existentielle passerait par la conjugaison de mesures de court, moyen et long terme (revoir tout l’édifice institutionnel de fond en comble pour lui donner cohérence et efficacité). Est-ce possible de dégraisser le mammouth ? Est-ce envisageable de demander à ceux qui galopent dans les nuages de redescendre sur terre à vitesse grand V et d’adapter l’Europe aux paradigmes du nouveau monde ? Nous sommes pour le moins sceptiques sur cette brusque conversion au réalisme. Cela nous paraît être mission impossible. Réinventer la construction européenne dans sa globalité en temps de paix est déjà délicat. Le faire en pleine guerre/crise paroxystique paraît aussi audacieux que risqué. Qui plus est comment faire la chasse à tous ceux qui, au sein de l’institution, font le jeu des lobbies étrangers au mépris de l’intérêt général européen[12] au premier rang desquels la présidente de la Commission européenne, UVL[13] qui aurait dû démissionner ou être renvoyée à ses chères études ? Mais, il n’en est rien. Le défi européen est de taille, une sorte « d’Himalaya de difficultés ». Aujourd’hui, plus que jamais, s’agissant de l’Europe des dogmes, l’on peut affirmer, sans grand risque d’erreur, que le roi est nu comme un ver.
Jean DASPRY
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire, Docteur en sciences politiques.
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.
[1] Stéphane Aubouard (propos recueillis par), Hubert Védrine : « Trump est une sorte d’hérétique venu mettre le chaos dans le ‘temple’ européen », www.marianne.net , 1er mars 2025.
[2] Jérôme Hourdeaux, Pierre Haroche, Trump-Zelensky : « C’est l’échec de la stratégie de la dernière chance défendue par certains Européens », www.mediapart.fr , 1er mars 2025.
[3] Cécile Ducourtieux/Philippe Ricard, Réunions de crise entre Européens face à Moscou, Le Monde, 2-3 mars 2025, p. 4.
[4] Nathalie Segaunes, Au Portugal, Macron accueilli en leader des Européens, Le Monde, 2-3 mars 2025, p. 7.
[5] Sandrine Cassini/Thomas Wieder (propos recueillis par), François Hollande : « Donald Trump n’est plus notre allié, Le Monde, 1er mars 2025, p. 15.
[6] Nicolas Baverez, Il est urgent de reconstruire la défense de la France, www.lepoint.fr , 28 février 2025.
[7] Jean Daspry, Europe : la liberté bernant le peuple, www.bertrand-renouvin.fr , 12 octobre 2024.
[8] Traité sur l’Union européenne, www.eur-lex.europa.eu
[9] Gabrielle Cluzel, François Guillaume : « Von der Leyen et la Commission européenne décident de tout », www.bvoltaire.fr , 1er mars 2025.
[10] Éditorial, L’Ukraine et l’Europe, seules face à la Russie, Le Monde, 2-3 mars 2025, p. 31.
[11] Stéphane Aubouard (propos recueillis par), Pierre Lellouche : « Cessons les discours comminatoires affirmant que la solution se trouve à Bruxelles », www.mariannen.net , 1er mars 2025.
[12] Jean Daspry, Lobbying et pantouflage : les deux plaies de l’Union européenne, www.bertrand-renouvin.fr , 16 février 2025
[13] Frédéric Baldan, UrsulaGates. La compromission par les lobbies, éditions droits & libertés, 2025.
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