A Bruxelles, à Berlin, à Paris, les dirigeants successifs ne cessent de clamer que “l’Europe avance” lorsqu’un compromis a été trouvé. On a même parlé à une certaine époque d’un peloton de tête formé par les pays qui voulaient aller plus vite que les autres. Mais vers quoi ? Et à quelles conditions ?

Les belles avancées officielles masquaient de fortes déceptions. Celles des “petits pays” qui n’ont jamais pu participer aux improvisations de ceux qui conduisent effectivement les affaires alors que tous les Etats étaient censés respecter le principe d’égalité. Celles des principales puissances liées par une solidarité officielle tissée de réticences, de regrets, d’arrière-pensées engendrés par la défense discrète ou masquée, réussie ou ratée, des intérêts nationaux et de conceptions divergentes quant à l’avenir de l’Europe.

Claude Martin évoque sa déception, à la suite de l’accord sur l’élection du Parlement européen au suffrage universel (1979). Partisan de cette formule, il déplore le choix de la proportionnelle et prévoit bien ce qui va suivre : chaque parti voulant jouer son jeu, “des combats fratricides se profilent déjà, dont la Communauté serait le prétexte, mais dans lequel l’Europe ne jouerait en réalité aucun rôle” (1).

Une autre déception, cette fois collective, apparut après la création du Conseil européen à la suite des efforts de Valéry Giscard d’Estaing. L’initiative du président de la République pouvait s’inscrire dans le projet français d’Europe confédérale puisque ce Conseil se situait hors de la Communauté Économique Européenne et au-dessus de celle-ci. Mais à la suite d’un accord entre Aldo Moro, président du conseil italien soucieux d’affirmer le rôle de son pays, et les petits Etats qui craignaient d’être écrasés au sein de la nouvelle institution, il fut décidé que la Commission assisterait au Conseil lorsque des “matières communautaires” y seraient traitées et qu’elle sortirait de la salle lorsqu’on aborderait les questions de “coopération politique”. Comme l’écrit Claude Martin, “Il était clair que la Commission, une fois entrée dans la salle, n’en sortirait plus, même si les Neuf revenaient à des discussions intergouvernementales. C’était le premier pas d’une glissade fatale. Le Conseil Européen devenait exactement ce que l’on voulait éviter : un super Conseil des Ministres de la Communauté. Une instance d’appel, qui au lieu de couronner le système institutionnel existant, le détruisait” (2).

Quelques années plus tard, lors des négociations autour de “l’objectif 92”, Claude Martin constate qu’il ne s’agissait pas de rapprocher les Européens mais de “conquérir les marchés” – y compris par un projet de directive sur la circulation des chiens et des chats – sans se préoccuper des échanges linguistiques et du rapprochement culturel qui permettent aux hommes de se comprendre.

Claude Martin évoque aussi son effroi à la lecture du traité de Maastricht qui “contenait tout ce qu’on pouvait redouter. Il mêlait les politiques communautaires et les coopérations intergouvernementales, l’intégration économique et monétaire et la diplomatie, la police et la justice, dans un enchevêtrement invraisemblable de règles et de procédures” (3). Quant à l’Union économique et monétaire (UEM), “François Mitterrand [fut] pris à son propre piège. Il ne pouvait reculer. Pour empocher l’accord sur l’UEM, par lequel il pensait enchaîner monétairement l’Allemagne à l’Europe, il était contraint de donner à notre voisin le gage que celui-ci attendait en retour, la mise au pas de notre indépendance diplomatique” (4) … et notre alignement économique et financier amorcé par le “tournant de la rigueur” en 1983. S’inquiétant auprès de Roland Dumas de la montée en puissance de l’Allemagne, le ministre des Affaires étrangères lui répondit que ce qui comptait, c’était “la qualité de la relation” entre Mitterrand et Kohl, entre lui et Genscher…

S’il est vrai que le président et le gouvernement français acceptèrent inconsidérément de se plier aux volontés allemandes pour “clouer la main” de leur partenaire, la direction du Trésor, sous l’égide de Jean-Claude Trichet, milita en faveur de mesures coercitives contre les mauvais élèves de la classe européenne. Et c’est ainsi, explique Jean Quatremer, que “la France a aussi demandé et obtenu que le traité de Maastricht intègre des sanctions afin de s’assurer du strict respect de la discipline budgétaire dans l’UEM” (5).

Les dirigeants français ne sont pas les seules victimes des innombrables journées de dupes qui jalonnent la “construction européenne”. C’est toute l’oligarchie européiste qui, de compromis en improvisations, se livre à des bricolages institutionnels remarquablement étrangers à la démocratie. Luuk van Middelaar reconnaît que “le Conseil des ministres a toujours été un enchevêtrement apparemment inextricable de fonctions législatives et exécutives” (6) sans avouer que cet enchevêtrement est rigoureusement contraire au principe fondamental de séparation des pouvoirs – principe allègrement violé dans les “institutions européennes” – qu’il est préférable de désigner comme des organes de l’appareil oligarchique.

Cet enchevêtrement se double d’un “embrouillamini” car, depuis le traité de Lisbonne, il existe une distinction entre le Conseil des ministres en “délibération législative” et, d’autre part, le Conseil qui “discute, négocie et décide (derrière des portes closes)”. Dans le premier cas, le Conseil des ministres est “colégislateur” du Parlement européen, dans le second, “il est livré à lui-même”.

Comme si ce n’était pas suffisamment compliqué, il faut préciser que le Conseil des ministres des Finances de tous les Etats-membres (ECOFIN) se scinde en Eurogroupe qui réunit les ministres des Finances de la zone euro, auxquels s’ajoutent un commissaire européen et un membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE). Ceci dans “un cadre informel et privé” qui permet à la BCE (indépendante de tout pouvoir) de participer à une structure exécutive composée de ministres qui “n’adoptent pas formellement des actes législatifs ni aucun acte juridique contraignant” mais prend tout de même des décisions très importantes car l’Eurogroupe forme le “Conseil des gouverneurs” du mécanisme de stabilité qui se prononce sur les prêts à accorder en urgence aux Etats membres. S’y ajoute depuis 2011 un “sommet de la zone euro” qui s’est donné un président permanent et qui forme maintenant une “nouvelle instance exécutive qui s’est, pour sa part, détachée du Conseil européen (…)” censé être au sommet de la pyramide européenne.

Luuk van Middelaar évoque aussi les rôles de la Commission, qui est “une partie des structures exécutives de l’Union” mais qui “se raccorde au véritable exécutif politique” car le président de la Commission “relève du pouvoir exécutif de l’Europe” en tant que membre du Conseil européen. La Commission ayant pour mission de promouvoir l’intérêt général de l’Union, il a paru logique qu’elle dispose, de ce fait, du monopole de l’initiative législative. “En outre, ajoute Luuk van Middelaar, “le processus législatif est structuré de telle sorte que Parlement et Conseil ne puissent guère s’écarter de la proposition de la Commission”. Encore une fois, le principe de séparation des pouvoirs est systématiquement violé. Il est étonnant que personne ne s’en étonne…

(à suivre)

***

1/ Claude Martin, Quand je pense à l’Allemagne, la nuit, Mémoires d’un ambassadeur, Editions de l’Aube, 2023, p. 253.

2/ Claude Martin, op.cit. p. 254.

3/ Claude Martin, op.cit. p. 350.

4/ Claude Martin, op.cit. p. 342

5/ Jean Quatremer, Il faut achever l’euro, Calmann-Lévy, 2018, p. 198 et suiv.

6/ Luuk van Middelaar, Quand l’Europe improvise, Dix ans de crises politiques, Gallimard, Le Débat, 2018. Cf. pages 290 et suiv. de l’édition numérique.

 

 

 

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