Cette “Europe” qui tisse sa trame de Bruxelles à Francfort et Berlin est étrangère aux peuples des Etats nationaux qui la composent. Si les voyageurs des différents pays apprécient la libre circulation au sein de l’espace européen et la disparition du change, les innombrables grèves et mouvements protestataires se déroulent depuis des décennies hors des enjeux européens, le plus souvent contre les effets directs ou indirects de la dogmatique néolibérale.
La principale expression de ce rejet fut, en France et aux Pays-Bas, le Non opposé au “Traité constitutionnel” en 2005. Cet événement majeur, qui aurait dû provoquer une remise en cause radicale de la “construction européenne”, ne fait pas l’objet d’un seul paragraphe dans le livre de Jean Quatremer (1) alors que l’euro a été rejeté avec tout le reste du projet par les référendums français et néerlandais.
Luuk van Middelaar ne prend pas non plus la peine de s’interroger sur la fracture de 2005 et se montre à plusieurs reprises hostile à tout référendum sur les domaines relevant de l’Union européenne. Il explique sans aucun embarras comment le Premier ministre grec, Georges Papandréou, fut découragé en octobre 2011 d’organiser un référendum sur la politique de rigueur imposée à la Grèce par Bruxelles, puis contraint de démissionner.
L’ancien conseiller d’Herman van Rompuy note sans manifester le moindre état d’âme que, “à l’automne 2011, la zone euro pratiquait une forme dure de politique de la crise : le remplacement des gouvernements faibles. Non dans les urnes, mais à travers des pressions politiques et financières dont la teneur échappait au public” (2). On ne saurait mieux décrire les procédés de la gouvernance oligarchique européenne, qui ne prenait pas de décisions formelles mais agissait de telle manière que les gêneurs soient éliminés, en Grèce comme en Italie où “la chute de Berlusconi apparut de fait comme un meurtre dont le coupable n’aurait pas laissé d’empreintes digitales” (3) .
Que l’Union européenne ait accumulé les dénis de démocratie depuis 2005 ne dérange personne dans les milieux dirigeants, qui ne s’inquiètent jamais des conséquences de leurs actes pour les peuples auxquels ils ont promis la prospérité. Cette indifférence est particulièrement visible dans le domaine monétaire. On fait mine de ne pas se souvenir, en haut lieu, de la fragilité structurelle de l’euro, cet “enfant prématuré et chétif” selon le mot de Gerhard Schröder, qui avait pour un “principal défaut”, nous dit Jean Quatremer, “celui que Hans Tietmeyer et les autres négociateurs du traité de Maastricht avaient parfaitement identifié : l’euro est une monnaie sans Etat” (4).
Cette monnaie excessivement fragile engendra en 2010 une crise qui se déroula selon un scénario qui personne n’avait envisagé : “une crise se propageant d’un pays de la zone euro à un autre, comme moteur principal de la fébrilité des marchés”, écrit Luuk van Middelaar (5), car “personne n’avait soupçonné combien les Etats concernés, mais aussi ceux-ci et les banques, étaient liés financièrement” (6). Et personne ne savait comment réagir car il n’y avait même pas de “boîte à outil” !
Les principaux dirigeants européens se lancèrent donc dans une série d’improvisations pour “sauver l’euro”. Ce qui fut fait avec la brutalité anti-démocratique évoquée plus haut et dans un déchaînement xénophobe de la presse allemande contre la Grèce, sans que la crise soit pour autant résolue. En 2015, après la reddition du gouvernement Tsipras, l’euro fut à nouveau “sauvé” au prix d’un nouveau déni de démocratie et d’une violence économique et sociale dont le pays ne s’est pas relevé – sans que la dette publique soit épongée. En 2011, la dette grecque représentait 175% du PIB, en 2016 176% et en 2022 171% – baisse dérisoire au regard des sacrifices inouïs imposés au pays.
Aussi précis soient-ils dans leurs explications et leurs aveux, Jean Quatremer et Luuk van der Middelaar négligent le phénomène de l’euro-isation qui parachève la pratique anti-démocratique de l’Union européenne selon un processus qui s’est affirmé depuis la mise en place de l’euro. Selon Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez (8), ce processus comporte trois dimensions : “1) la formation en son cœur d’un puissant pôle des Trésors, des banques centrales et des bureaucraties financières nationales et européennes ; 2) la consolidation d’un système de surveillance européen des politiques économiques des États membres ; 3) la progressive re-hiérarchisation des priorités politiques et des politiques publiques de l’Union européenne comme des États membres autour d’une priorité donnée à la stabilité financière, à l’équilibre budgétaire et aux réformes structurelles”.
Établie selon une dogmatique néolibérale indiscutée, cette priorité est formulée et mise en œuvre par un réseau transnational de fonctionnaires, membres des diverses directions du Trésor public, de technocrates de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne. Parés de la compétence attribuée aux experts, ils peuvent facilement imposer leurs solutions aux ministres des Finances et aux chefs d’Etat et de gouvernement…
(à suivre)
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1/ Cf. Jean Quatremer, Il faut achever l’euro, Calmann-Lévy, 2018.
2/ Luuk van Middelaar, Quand l’Europe improvise, Dix ans de crises politiques, Gallimard, Le Débat, 2018, pages 70 et suivantes de l’édition numérique.
3/ Luuk van Middelaar, op.cit. p. 81. Silvio Berlusconi fut remplacé par Mario Monti, ancien commissaire européen devenu en 2005 membre du Goldman Sachs Global Market Institute.
4/ Jean Quatremer, op.cit. p. 430. Hans Tietmeyer (1931-2016) fut président de la Bundesbank de 1993 à 1999.
5/ Luuk van Middelaar, op.cit. p. 39.
6/ Luuk van Middelaar, op.cit. p. 41.
7/ Cf. Jacques Sapir, L’euro contre la France, l’euro contre l’Europe, Le Cerf, 2016.
8/ Cf. Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, L’Euro-isation de l’Europe, Trajectoire historique d’une politique “hors les murs” et nouvelle question démocratique, Revue de l’OFCE, 164 (2019).
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