« Si l’homme échoue à conjuguer la justice et la liberté, alors il échoue à tout ». Cette citation d’Albert Camus résume toute la problématique de la faillite de l’Union européenne dans son approche originelle de la liberté sans contre-pouvoirs qui se retourne contre les États. Coup de tonnerre en Europe après les annonces du chancelier social-démocrate, Olaf Scholz en matière de libre circulation des personnes. Par ailleurs, Bruxelles décide de taxer à 100% les importations de véhicules électriques chinois. Ces deux mesures ne sont-elles pas le signe avant-coureur de la fin du dogme d’une Europe portes ouvertes à la mondialisation heureuse, d’une Europe protectrice des citoyens fondée sur la Liberté avec un « L » majuscule ? Au lieu d’être une machine à produire des normes, l’Union européenne devrait apprendre la prospective et le « retex » (retour d’expérience) pour prévenir les embardées auxquelles elle est aujourd’hui confrontée. Si la deuxième moitié du XXe siècle est dominée par le primat de la liberté, la première moitié du XXIe siècle voit un retour désordonné de la liberté sous contrôle, la réhabilitation du terme de frontières.
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Du primat de la libre circulation à l’abolition des frontières …
Le triomphe de la liberté totale se décline au sein du monde occidental et, en particulier, dans le contexte des divers avatars de la construction européenne.
Le credo occidental : à nous la liberté
Si l’on remonte au milieu du XXe siècle, le fil conducteur de la pensée occidentale peut se résumer en un mot : liberté. Il se traduit concrètement par le combat du monde libre contre le nazisme, le communisme qui aboutit à leur chute en 1945 et en 1990. La théorie de « La fin de l’Histoire » chère à Francis Fukuyama vient couronner le tout. Finie l’oppression des peuples, des individus ! Le monde entre dans une nouvelle ère. Le XXIe siècle sera celui de la liberté collective et des libertés individuelles. Rien ne pourra s’y opposer. Démocratie, état de droit, économie de marché, mondialisation, chaîne de valeurs … constituent les piliers de la nouvelle religion occidentale. Les termes de nation, d’État, de souveraineté, de frontières, de protectionnisme … sont considérés comme incongrus. La théorie des dominos viendra à bout des plus sceptiques. On pense au gros morceau qu’est la Chine dont la conversion aux vertus du libre-échangisme la fera basculer, tôt ou tard, dans le camp du Bien (Cf. son accession à l’Organisation mondiale du commerce ou OMC). Mais, le Moyen-Orient n’est pas oublié avec le projet américain de « Grand Moyen-Orient », sorte de conversion du monde arabe à la nouvelle religion de l’Occident. Comme le rappelle la chanson « Tout va très bien, Madame la Marquise » mais à part cela un petit rien. Avant cela, revenons à l’Europe, plus précisément au marché commun puis à l’Union européenne.
Le mantra européen : à nous les libertés
En bon élève de la classe occidentale, les Européens mettent, dès les années 1950-1960, la théorie (le dogme/le mantra) de la libre circulation en harmonie avec la pratique grâce à la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, puis avec sa transformation en Union européenne (UE) en 193. Elle se décline autour de quatre libertés : liberté de circulation des biens ; des capitaux ; libre circulation des services ; des personnes. Elles constituent l’alpha et l’oméga de la pensée européenne. La Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne, gardiennes du temple, y veillent comme le lait sur le feu. Elles ne sauraient admettre la moindre pensée déviante. Tout hérétique – celui qui soulève la question des limites naturelles à toute liberté – est cloué au pilori. À l’intérieur, l’on nous rebat les oreilles avec le principe de la concurrence non faussée, vecteur d’intégration européenne et d’approfondissement intérieur. Mais comment peut-elle fonctionner alors que les normes sociales, environnementales … sont différentes entre États membres ? À l’extérieur, la politique de la porte ouverte pratiquée sans la contrepartie de la réciprocité conduit à la situation actuelle : importation massive de produits étrangers conduisant à la désindustrialisation, désertification des campagnes, perte de la bataille numérique faute d’un contrôle de nos frontières[1] … Tel est le fil conducteur d’une construction européenne, sourde et aveugle à la complexité du monde réel, au cours des six dernières décennies.
Mais, au fil du temps, la machine parfaitement huilée commence à se gripper au grand détriment des peuples qui ne s’en laissent plus compter après des années de mépris.
… au retour de la liberté sous contrôle avec le retour des frontières
Confrontés à un constat sans appel des illusions perdues, les États sont conduits, les uns après les autres, à reprendre, de manière désordonnée, leur souveraineté.
Le résultat du sans frontièrisme : les illusions perdues
La libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen a une contrepartie importante, le contrôle aux frontières extérieures de l’Union ! Or, ce deuxième volet a été doté d’un outil insuffisamment dissuasif qui a pour nom « Frontex » pour frontières extérieures. Souvenons-nous que le directeur de cette structure, le Français Fabrice Leggeri fut contraint de démissionner après avoir été accusé par la Commission européenne de demander à « Frontex » de mieux contrôler les frontières extérieures, de refouler les migrants illégaux ! Mais pendant ce temps-là, des marées migratoires déferlent sur l’Europe au rythme des grandes crises internationales : « printemps arabes », guerre en Syrie, déroute occidentale en Afghanistan, guerre en Ukraine sans parler des réfugiés économiques et climatiques provenant d’Afrique. Or, que décide l’Union européenne pour stopper le phénomène ? Elle adopte, le 14 mai 2024, le pacte européen sur la migration et l’asile dont le but n’est pas de tarir le flot de migrants mais de mieux les répartir entre les 26.
S’agissant de la circulation des biens et marchandises, le rapport sur la compétitivité et l’avenir de l’Europe remis par Mario Draghi à la Commission européenne, en septembre 2024, tire la sonnette d’alarme. « Il est temps de marquer des changements dans la gouvernance des institutions, avant même un jour de modifier les traités. Une pratique nouvelle doit s’adapter à une situation nouvelle : les menaces venues de l’Ouest et de l’Asie exigent un sursaut et des virages que Mario Draghi a parfaitement identifiés et recommandés en matière économique… ». Pour ce qui est des biens et des services, les dispositifs européens – français y compris – ne permettent pas de freiner les investissements stratégiques étrangers (américains, chinois, singapouriens ou coréens) prédateurs leur offrant une position d’influence dans des secteurs de savoir-faire d’exception, d’innovation industrielle et technologique[2]. L’on touche ainsi à la question de la protection de la sécurité économique. Pour faire court, c’est tout l’édifice institutionnel mis en place au cours des dernières décennies qui se fissure avant de s’effondrer.
La conséquence de l’excès : le retour de la souveraineté nationale
Face à cette situation délétère, un à un les États membres de l’Union européenne s’affranchissent des règles communes. Ils reprennent le contrôle de leurs frontières comme au temps de l’Europe des nations[3]. Le cas de l’Allemagne, dont le système migratoire mis sous pression par la vague de réfugiés ukrainiens, est emblématique. Il marque un changement de portage[4]. À compter du 16 septembre 2024, l’Allemagne rétablit, pendant six mois, des contrôles aux frontières après les attentats de Solingen et la victoire de l’AfD dans deux Länder de l’ex-RDA. Les Pays-Bas adoptent un projet de « loi d’urgence » sur l’immigration[5] et demandent une dérogation aux règles de l’Union sur l’asile. Cet exemple ne risque-t-il pas de faire tâche d’huile ? Celui de l’Italie est suivi avec intérêt[6]. En visite officielle à Rome le 16 septembre 2024, le nouveau premier ministre britannique, Keir Starmer (travailliste) veut s’inspirer de la coopération de l’Italie avec les pays d’Afrique initiée par Giorgia Meloni (extrême droite)[7] pour limiter les arrivées de migrants[8]. Qui l’eut cru ?[9] Le 9 octobre 2024, Prague et Varsovie réclament à l’UE un durcissement de sa politique migratoire. En France, le nouveau premier ministre, Michel Barnier – soumis à une forte pression des LR et du RN sur les questions migratoires[10] – effectue un pas dans ce sens lors de son discours de politique générale du 1er octobre 2024 et sur France 2 (« Les frontières extérieures sont des passoires »)[11]. En Autriche, la victoire du FPO, première historique depuis 1945, rebat les cartes[12]. Avec retard, l’Europe impose une taxation de 100% des véhicules électriques chinois qui menacent d’inonder le continent et de tuer l’industrie automobile des États membres[13]. De proche en proche, la règle européenne – pour ne pas avoir été réformée en profondeur en temps voulu – ne deviendrait-elle pas caduque ?[14] Le principe de la liberté ne se transformerait-il pas en exception ? La compétence européenne ne deviendrait-elle pas subsidiaire, se limitant au plus petit dénominateur commun ? Les termes de frontières, de souveraineté ont droit de cité en l’absence de réflexion globale des institutions européennes peu portées aux actes de contrition[15]. Ne s’agit-il pas d’une révolution copernicienne sans que nos dirigeants n’en prennent conscience ? Un remake des somnambules.
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L’Europe condamnée au déclin ?
« Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : ‘L’Europe, l’Europe, l’Europe’ mais cela n’aboutit à rien et ne signifie rien… ». Ainsi parle le général de Gaulle en 1965. C’était il y a presque soixante ans et la construction européenne a évolué depuis cette date … en bien mais aussi en mal. Une question de la plus haute importance, de la plus grande urgence est dès lors posée à tous les dirigeants européens. Faute de pouvoir raisonnablement amender les traités fondamentaux, ne serait-il pas urgent de changer la gouvernance de l’Union européenne pour sauver ce qui peut l’être au lieu de laisser l’édifice se fissurer dans ses fondations ? Voulons-nous voir l’Europe subir le même sort que la SDN ? Ne devons-nous pas passer du culte de la norme[16] à la culture du résultat ? Il n’y aura pas de sécurité sans souveraineté (Thibault de Montbrial). Sans refondation de la gouvernance réelle, rien n’est possible. En plagiant le célèbre tableau d’Eugène Delacroix « La liberté guidant le peuple », l’on pourrait dire, sans grand risque d’erreur aujourd’hui, la liberté bernant le peuple au sein de l’Union européenne !
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Jean Daspry pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Jérôme Valat, L’Europe perpétue sa dépendance technologique, Le Monde, 29-30 septembre 2024, p. 35.
[2] François-Xavier Carayon, Lutter contre les prédations économiques, Le Monde, 15-16 septembre 2024, p. 35.
[3] Philippe Jacqué, En Europe, l’obsession de l’immigration, Le Monde, 29-30 septembre 2024, pp. 1-2.
[4] O. B.-K., Papiere, bitte !, Le Canard enchaîné, 18 septembre 2024, p. 1.
[5] Jean-Pierre Stroobants, Aux Pays-Bas, un projet de « loi d’urgence » sur l’immigration, Le Monde, 17 septembre 2024, p. 4.
[6] Stefano Pilotto, Meloni et l’immigration : les clés du succès, Le Figaro, 20 septembre 2024, p. 21.
[7] Nissim Gasteli/Allan Kaval, Giogia Meloni érige la stratégie migratoire de l’Italie en modèle, Le Monde, 29-30 septembre 2024, p. 3.
[8] Olivier Bonnel/Cécile Ducourtieux, Immigration : Starmer prend conseil auprès de Meloni, Le Monde, 18 septembre 2024, p. 3.
[9] Quentin Raverdy, Sur l’immigration, la « méthode italienne fait des envieux », www.lepoint.fr , 4 octobre 2024.
[10] Claire Gatinois/Julia Pascual, Sur l’immigration, le premier ministre sous la pression du RN et de LR, Le Monde, 19 septembre 2024, p. 9.
[11] Allan Kaval, La France se rapproche de l’Italie sur la question migratoire, Le Monde, 6-7 octobre 2024, p. 13.
[12] Jean-Baptiste Chastand, En Autriche, Herbert Kickl obtient le meilleur résultat de l’extrême droite depuis 1945, Le Monde, 1er octobre 2024, p. 7.
[13] Philippe Jacqué, L’UE surtaxe les voitures électriques chinoises, Le Monde, 6-7 octobre 2024, p. 19.
[14] Xavier Driencourt, Réformer d’urgence Schengen, www.valeursactuelles.com , 9 octobre 2024.
[15] Sylvie Kauffmann, Le dilemme des sociaux-démocrates, Le Monde, 3 octobre 2024, p. 32.
[16] Jean-Denis Combrexelle, Les Normes à l’assaut de la démocratie, Odile Jacob, 2024.
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