“Europe” : ll ne savent pas ce qu’ils font (1) – Chronique 189

Août 6, 2023 | Union européenne

 

 

Regardées de très loin, par les lucarnes médiatiques, les organes de l’Union européenne semblent proches des institutions politiques nationales : il y a un Parlement européen et un Conseil des ministres, la Commission ressemble à un gouvernement et il s’y ajoute un Conseil européen qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union. Les acteurs politiques paraissent non moins familiers, qu’il s’agisse de la président de la Commission européenne, de la présidente de la Banque centrale européenne, des dirigeants français et allemands…

La vue se brouille quand on y regarde de plus près : le Parlement européen n’a pas l’initiative des “lois” puisque le rôle “législatif” – l’établissement des directives et règlements – est partagé entre la Commission et le Conseil des ministres… Ce Conseil ne ressemble pas à ceux des gouvernements nationaux puisqu’il réunit seulement les ministres compétents dans un seul domaine.

Cette complexité tourne à l’opacité si l’on se penche sur l’histoire de la “construction européenne” et sur le travail quotidien des organes précités.

Il est possible d’explorer ce milieu opaque en prenant pour guides trois personnalités qui ont été ou qui demeurent, à des titres divers et dans différents domaines, des acteurs importants de ladite “construction” :

Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles pour Libération depuis 1990, europhile enthousiaste puis critique mais toujours partisan du fédéralisme européen, a publié un ouvrage très éclairant sur la création et l’évolution de l’euro (1).

Claude Martin, qui a participé pendant trente ans à toutes les négociations européennes, ambassadeur de France en Allemagne de 1999 à 2007, est un fidèle du projet gaullien qui a publié de remarquables Mémoires (2).

Luuk van Middelaar, écrivain et philosophe, membre du Parti populaire libéral et démocrate, ancien membre du cabinet d’Herman Van Rompuy quand celui-ci était président du Conseil européen, est l’auteur, entre autres, d’un ouvrage sur le fonctionnement de l’Union européenne (3).

Il ne s’agit pas d’analyser complètement ces quelques deux mille pages riches d’observations et de réflexions souvent lucides au fil desquelles on remarque cependant des silences hautement significatifs. Je m’en tiendrai à quelques relevés, afin d’inciter à lire les trois ouvrages. Cette lecture est plus particulièrement conseillée à celles et ceux qui veulent participer à la campagne pour les élections européennes car le trait commun à presque tous les acteurs de la “construction européenne”, c’est la méconnaissance qu’ils en ont.

Dans l’introduction de son livre, Luuk van Middelaar explique que “l’édifice institutionnel européen […] nous paraît illisible. On n’est pas en présence d’un unique projet de construction donné […] car “on a recouru à trois projets de construction institutionnels” qui continuent à produire leurs propres effets.

Le premier projet, longtemps dominant, “consiste dans la dépolitisation par le droit”. La “politique juridique de la règle”, qui est à la base de la construction, est l’œuvre de la Commission européenne et de la Cour de justice : il s’est ainsi créé un espace de négociation techno-bureaucratique où les compromis s’élaborent loin des acteurs politiques.

Le deuxième projet, soutenu par Valéry Giscard d’Estaing, avait abouti à la création d’un Conseil européen qui politisait la construction mais qui était équilibré par un troisième projet, voulu par les Allemands, les Belges et les Italiens : la parlementarisation grâce à l’élection directe d’un Parlement européen. Ce compromis entre la ligne politique française et la ligne politique allemande a été reconduit dans les traités de Maastricht et de Lisbonne.

Pour éviter le conflit entre des conceptions profondément différentes, les compromis ont ouvert sur de nouvelles contradictions, qui affectent le rôle de la Commission européenne. Dans le modèle de dépolitisation, la Commission veille au respect des règles dans le souci de l’intérêt général. La logique du modèle de politisation parlementaire pousse la Commission à se transformer en “une sorte de gouvernement européen”, alors que l’existence d’un Conseil européen la réduit à un secrétariat général au service du Conseil.

L’évolution des trois projets de construction s’est faite au fil d’un mouvement général qui a conduit les dirigeants de l’Union européenne à ajouter une “politique de l’événement” à une “politique de la règle” selon la distinction établie par Luuk van Middelaar. Selon lui, “traditionnellement, les institutions de l’Union européenne sont uniquement aménagées en fonction d’une politique de la règle afin de construire et d’équilibrer un marché”. Mais, ajoute-t-il, cette “brillante mécanique qui produit un consensus (…) ne fonctionne que dans un système donné, grâce à la fiction selon laquelle l’Histoire suit des lignes toutes tracées”.

Comme l’Histoire est toujours pleine de surprises – crise bancaire de 2008, crise de la dette de 2010, crise ukrainienne de 2014 – il se forme une “politique de l’événement” faite d’improvisations politiques. Il y aurait donc “passage de la governance au government” par recours improvisé à une responsabilité politique. Ce qui pose de délicats problèmes qui s’analysent selon un schéma trop complexe pour être présenté ici. Retenons simplement que les différents types d’improvisation politique sont conçus et exposés dans l’opacité car les motivations politiques sont “de plus en plus mal énoncées”. La langue de bois des technocrates et les discours politiques cachent donc aux peuples – réduits à un vague “public” par Luuk van Middelaar – les intentions, les stratégies et les décisions des principaux acteurs.

Cette opacité est telle qu’on peut se demander si les artisans de la “construction européenne” se rendent vraiment compte de ce qu’ils font.

(à suivre)

***

1/ Jean Quatremer, Il faut achever l’euro, Calmann-Lévy, 2018. Cf. ma présentation de l’ouvrage sur ce blog : https://www.bertrand-renouvin.fr/zone-euro-limpasse-federaliste/

2/ Claude Martin, Quand je pense à l’Allemagne, la nuit, Mémoires d’un ambassadeur, Editions de l’Aube, 2023.

3/ Luuk van Middelaar, Quand l’Europe improvise, Dix ans de crises politiques, Gallimard, Le Débat, 2018.

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