Depuis trois ans, nous vivons la guerre d’Ukraine comme une catastrophe européenne, provoquée par l’initiative russe. Face aux postures des moralistes de plateaux et au déluge des commentaires recouvrant la rareté des informations vérifiées, nous avons choisi la prudence, vertu politique primordiale. Faute de connaître les télégrammes diplomatiques, les notes des services de renseignements et les conversations entre chefs d’Etat, nous avons simplement souhaité que la France agisse selon ses ambitions, ses intérêts et ses capacités.
La France pouvait une fois de plus reprendre sa quête de l’équilibre du continent européen fondé sur un traité assurant la sécurité de toutes ses nations. Membre permanent du Conseil de sécurité, disposant de sa propre force nucléaire de dissuasion, la France pouvait parler d’égal à égal avec la Russie et engager avec elle un dialogue sans concession, imposant le silence à la Commission de Bruxelles et tenant à distance les Etats-Unis.
Refusant d’accorder du crédit aux rumeurs et aux informations partielles, nous ne pouvions nous appuyer sur des éléments concrets, qui pourtant existaient. Ouvertes le 28 février 2022, quatre jours après l’invasion, les négociations entre Kiev et Moscou avaient abouti en mars 2022 à un projet de traité entre la Russie et l’Ukraine (1). A la suite des déconvenues militaires russes, le gouvernement ukrainien était alors en position favorable. Sous la pression des Britanniques et des Américains, Kiev a continué la lutte. Trois ans plus tard, les troupes ukrainiennes sont en grandes difficultés et Volodymyr Zelenski est le spectateur et la probable victime du règlement du conflit que préparent les Russes et les Américains.
Comment se fait-il qu’Emmanuel Macron, qui régentait alors la politique étrangère et les engagements militaires de la France, ait consenti au bellicisme de Washington, Londres et Bruxelles, allant jusqu’à surenchérir par l’annonce d’un envoi de troupes au sol ? Pour avoir traité son propre pays comme une nation de deuxième catégorie, Emmanuel Macron se voit ravalé, comme ses partenaires européens, au rang de comparse chargé de payer les dégâts de la guerre.
La France aurait dû être, par sa médiation, le principal artisan d’une paix continentale fondée sur une nouvelle architecture de sécurité. Elle voit aujourd’hui Donald Trump et Vladimir Poutine négocier, au-delà du règlement brutal de l’affaire ukrainienne, les modalités de leur partenariat en forme d’étau ! Emmanuel Macron ne nous fera pas oublier ses échecs, dont nous allons supporter le poids, par de nouvelles tartarinades. Non, la Russie n’est pas pour la France une “menace existentielle” car si tel était le cas, la Russie serait, elle aussi, menacée dans son existence. A quoi bon faire peur, si c’est pour nous renvoyer trois jours plus tard au constat de nos impuissances politiques, diplomatiques, économiques, financières ? L’Elysée nous a déjà fait le coup avec “l’économie de guerre” qui nous laisse toujours aussi démunis et ce n’est pas un appel à l’épargne qui permettra de rétablir notre défense nationale. La tâche est ample et difficile. Prenons quelques repères.
La seule certitude, c’est que nous devons agir dans l’incertitude. L’arme nucléaire est indispensable mais elle peut être contournée. L’attaque conventionnelle doit avoir sa parade mais il faut prévoir toutes sortes de sabotages sur d’innombrables points sensibles mais aussi la subversion outre-mer et les campagnes de déstabilisation financière qui seraient fomentées aux Etats-Unis, si nous en venions à contrarier leurs plans.
La seule action possible, face à l’incertitude, c’est celle qui forge une politique globale de la défense nationale. Pour moderniser notre dissuasion nucléaire, pour multiplier nos forces conventionnelles, pour fortifier les territoires d’outre-mer en y installant des troupes et en veillant à leur développement économique et social, pour disposer de nos propres technologies et des moyens financiers adéquats, pour parer les offensives du néo-capitalisme prédateur qui va piétiner les dogmes néolibéraux, il faut mobiliser la nation par la planification appuyée par la nationalisation des secteurs-clés, disposer de sa monnaie, contrôler les flux de capitaux. Il faut aussi cesser de gouverner contre la majorité de la population car la politique de défense nationale doit bénéficier du soutien populaire.
Affirmer sa force dans un monde des rapports de forces ne signifie pas que l’on cède à la volonté de puissance. La France peut et doit expliquer aux citoyens – et d’abord aux diplomates, aux soldats, aux professeurs, aux ingénieurs – que les volontés et les moyens qu’elle mobilise s’inscrivent dans une visée qui conjugue une politique écologique de développement et l’union des Etats souverains de notre continent.
Encore faudrait-il que la France retrouve sa propre capacité d’agir selon l’exigence gaullienne : “l’essentiel, pour jouer un rôle international, c’est d’exister par soi-même, en soi-même, chez soi. Il n’y a pas de réalité internationale qui ne soit d’abord une réalité nationale”.
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1/ les annexes du livre de Pierre Lellouche, Engrenages, La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, Odile Jacob, 2024.
Editorial du numéro 1295 – 23 février 2025
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