A ces messieurs du gouvernement, comptables sans états d’âme, j’avais envie d’adresser un éditorial en forme de constat d’huissier dans lequel seraient inscrits les noms des immigrés et des enfants d’immigrés qui, en notre siècle, ont apporté à notre pays leur talent ou leur génie dans les domaines les plus variés.

La liste serait si longue qu’une page n’y suffirait pas. C’est dommage, car trois leçons pourraient être facilement retirées de cette simple énumération.

La première, c’est que nous ignorons d’ordinaire la provenance de nos gloires nationales et que nous nous trompons régulièrement sur leur biographie : beaucoup croient, par exemple, que Sylvie Vartan est française de souche, rangent Harlem Désir parmi les immigrés, ou sont prêts à jurer que Yannick Noah est Antillais…

La deuxième, c’est que nul ne s’inquiète de savoir si les grands-parents ou les parents de Nicolas Sarkozy, d’Yves Montand, et d’Edgar Morin étaient Français en vertu du droit du sol ou par naturalisation. Et ceux qui aiment la philosophie d’Emmanuel Levinas, la musique de Xenakis, les ouvrages historiques de Léon Poliakov, se moquent du titre de séjour qu’ils possédaient à leur arrivée dans notre pays et s’indignent à l’idée qu’ils auraient pu être refoulés pour quelque irrégularité administrative.

La troisième leçon, non la moindre, c’est que l’immense cohorte des artistes, des sportifs, des intellectuels, des savants venus d’ailleurs nous rappelle de manière toute concrète une vérité inépuisable et toujours méditée : pas d’identité sans altérité, pas de définition de soi-même hors de la relation avec autrui.

DERIVE

Que ces messieurs du gouvernement ne viennent pas nous dire que cette remarque de philosophie élémentaire n’aurait rien à voir avec leurs préoccupations et leurs responsabilités. Personne n’a demandé à M. Balladur d’utiliser le concept d’identité ; s’il s’en sert, c’est qu’il est censé connaître sa signification, et la manière dont cette identité est éprouvée, dans la vie politique comme dans l’existence personnelle. Personne n’a demandé à M. Méhaignerie de brandir son bulletin de confession ; s’il le fait, il se doit d’être fidèle aux valeurs dont il se réclame. De même, une droite qui affirme son rôle éminent dans la défense de la tradition nationale et de la culture française ne peut manquer de mettre ses actes en accord avec ses références. Tel n’est pas le cas, en ce qui concerne la réforme du code de la nationalité.

De fait, le texte adopté par l’Assemblée nationale, durci par le gouvernement en dépit des assurances du Premier ministre et au mépris de plusieurs recommandations de la commission Long, contredit ou menace ce qui nous définit fondamentalement. Notre tradition nationale, tant monarchique que républicaine, est celle du droit du sol. Ce principe n’est pas anachronique, comme le dit ce pauvre Philippe de Villiers : lier la nationalité au fait de naître sur un territoire interdit en droit toutes ségrégations, proscriptions et persécutions selon l’origine, la religion, ou de prétendus caractères ethniques. Toute atténuation de ce droit, au nom de la défense d’une identité jamais précisée, ouvre la voie à une dérive racialisante d’autant plus nette que ce sont toujours les mêmes étrangers qui sont désignés et rejetés.

Notre conception traditionnelle de la nationalité rend absurde l’argument de M. Balladur, qui refuse que l’on devienne Français « par accident ». Ce faisant, le Premier ministre heurte de front une attitude plus ancienne que la France elle-même – celle qui tient pour essentielle le fait d’être homme, et pour accidentelle l’appartenance à une collectivité. Jus sanguinis ou Jus soli, nous sommes tous Français sans l’avoir voulu et exiger de certains d’entre nous un acte volontaire est une marque de défiance – à moins de transformer la démarche administrative en une fête qui marquerait l’entrée dans la citoyenneté. Tel n’est pas l’esprit de la réforme : il s’agit d’entraver, et d’exclure.

Notre relation à l’histoire interdit qu’on altère une partie de notre mémoire, aussi douloureuse soit-elle. Or la droite, qui a tant dénoncé les manipulations idéologiques du passé, entend effacer symboliquement la présence française en Algérie lorsqu’elle dénie le droit du sol aux enfants de parents nés en Algérie avant 1962 et qui ne résideraient pas habituellement en France. Notre politique d’intégration est quant à elle contredite par une réforme qui, en multipliant les conditions et les obstacles à l’acquisition de la nationalité, augmentera le nombre des immigrés et des clandestins et risque de créer une nouvelle catégorie : celle des Français de langue et de culture qui ne seront pas nationaux de droit, faute d’avoir accompli la démarche nécessaire. La tranquillité publique, objet de tous les soins du gouvernement, pourrait être plus ou moins perturbée par ces Français de seconde zone. Décidera-t-on alors de les expulser, et vers quel pays ?

Par ignorance et par mépris, mais surtout par ce calcul cynique qui consiste à utiliser la xénophobie pour masquer son impuissance dans le domaine social, la droite institue une violence légale qui sera bientôt aggravée par de nouvelles dispositions sur les contrôles d’identité. Qu’on ne s’y trompe pas : cette violence, c’est la France tout entière qui en fera les frais.

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Editorial du numéro 602 de « Royaliste » – 31 mai 1993.

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